Pourquoi le Front national est-il d’extrême-droite ?
Conférence présentée par :

Jérôme Beauvisage,

historien, IHS CGT

L’objet de notre conférence n’est pas de retracer l’histoire – au demeurant fort complexe – du Front national. Mais plutôt de s’interroger sur la nature de la mutation engagée par le Front nationale depuis 2011. En effet, depuis qu’elle a pris les rênes du Front national, Marine Le Pen a entrepris de réécrire les codes frontistes pour en moderniser le vocabulaire, les thèmes et l’image. Cette stratégie de dédiabolisation vise à débarrasser le parti nationaliste de son image sulfureuse. « Affubler le FN du terme d’extrême droite est une faute déontologique des journalistes, un acte de militantisme et une bavure intellectuelle » a-t-elle pu déclarer au micro d’une grande radio généraliste (RTL 3 octobre 2013).

Cette opération porte ses premiers fruits. Les commentateurs semblent hésiter. Comment définir ce parti ? Si sa matrice est incontestablement fasciste, que reste-t-il de cet héritage ? Aujourd’hui, le terme utilisé par les médias pour le qualifier est celui de populiste ou national populiste. Mais jusqu’à quel point mérite-t-il cet étiquetage et que désigne réellement cette appellation ? Enfin pour d’autres, le FN relève d’une catégorie politique transitoire, une sorte de post-fascisme qui demeure, certes toujours xénophobe, mais dont on peine à définir la forme qu’il pourra prendre à l’avenir.

Finalement, la question qui nous occupe aujourd’hui demeure simple : le changement de style opéré par Marine Le Pen correspond-il à un véritable renouvellement de l’offre politique frontiste et à un aggiornamento idéologique ou traduit-il plutôt l’opportunisme foncier et l’habilité d’une dirigeante qui maîtrise parfaitement les codes de la communication politique.

Que peux nous dire l’histoire à ce sujet ? D’abord il est sans doute important de s’arrêter un instant sur cette fameuse dédiabolisation. En fait, cette notion qui paraît si neuve aux observateurs, ne serait-elle pas, en réalité, consubstantielle au FN ? Puis, il faudra revenir sur le poids et la place réelle occupés par le Front national dans la vie politique française que d’aucuns qualifient déjà de « premier parti de France ». Enfin, on s’interrogera sur le sens de l’offre politique de Marine Le Pen – dans quelle mesure a-t-elle véritablement changé par rapport à celle de son papa ? le FN est-il populiste ou d’extrême droite ?

Dédiaboliser le FN, une entreprise nouvelle ?

Marine Le Pen y est-elle pour quelque chose ? Ou faut-il y voir le fruit d’un hasard ? Parmi les mots nouveaux proposés par Le Larousse au printemps 2016 figure celui de « dédiabolisation » accompagné de cette définition : « Action de dédiaboliser, de faire cesser la diabolisation de quelque chose, de quelqu’un ».

Quoiqu’il en soit, aujourd’hui le Front national a l’ambition d’apparaître comme un nouveau parti. Il s’affiche comme le représentant légitime des catégories ouvrières et populaires. Il se veut antilibéral, souverainiste, républicain et laïc voire féministe. Capable d’une certaine plasticité idéologique, il s’adapte sans trop de difficultés à ses deux principaux électorats – celui du Sud, ancré à droite, principalement sensible aux thèses souverainistes et identitaires du FN ; et celui de l’Est et du Nord-Est de la France plutôt sensible, lui, aux discours antimondialisation, anti européen et plus soucieux de protections.

Bien sûr, la question de l’émergence d’un nouveau FN depuis 2011 n’est pas totalement infondée. Le renouvellement militant, le changement du leadership frontiste en 2011 et la stratégie de dédiabolisation engagée depuis sont autant d’éléments qui peuvent légitimement faire accroire à la thèse d’un profond changement idéologique du parti. Mais ne pourrait-on pas dire à l’inverse que ce n’est pas tant le FN qui a changé que les regards portés sur lui ?

Acceptée sans examen critique, la « dédiabolisation » engagée par Marine Le Pen mérite pourtant d’être interrogée. Ce processus est-il si nouveau ? Pour exister en politique, le Front national a autant besoin de se légitimer que d’entretenir les fondements radicaux de son identité. Cette tension entre « respectabilisation » et radicalisation, entre « dédiabolisation » et « diabolisation » se trouve au cœur de la dynamique partisane et militante du Front national. On peut même dire qu’elle est centrale pour comprendre l’histoire du Front national depuis sa création en octobre 1972 .

Le FN fut en effet fondé par les responsables du mouvement nationaliste-révolutionnaire Ordre nouveau dans le but de se constituer une façade politique légaliste et de participer aux élections législatives de 1973. Dès son apparition, le Front national réfute le qualificatif d’extrême droite, il se présente plutôt comme une fédération nationaliste et unitaire pour réunir les « patriotes », c’est-à-dire les représentants de la « droite sociale, populaire et nationale ». Il s’affirme pro américain, violemment anti-communiste et son programme est clairement libéral.

Au fil des années, il agrège les principales familles nationalistes – les nationalistes européens de Militants de Pierre Pauty – les nationalistes révolutionnaires de François Duprat (1974) – les solidaristes de Jean Pierre Stirbois en 1977 – en 1984, les catholiques intégristes menés par Bernard Anthony (Romain Marie). Malgré tout, durant sa première décennie, le FN demeure un parti marginal, sans véritable assise militante, avec des résultats électoraux quasi nuls.

En 1978, une première tentative de « dédiabolisation » a lieu. L’assassinat du numéro deux François Duprat et son remplacement par Jean-Pierre Stirbois donne l’occasion à Jean Marie Le Pen de purger le parti de ses « ultras-radicaux » et de construire une offre plus compatible avec l’électorat et les partis de droite.

Le début de la décennie des années 1980 est celui de la percée électorale. Les étapes sont connues : Dreux en 1983, les européennes en 1984, les cantonales en 1985 et les législatives en 1986 imposent le FN sur la scène électorale. En quête de légitimation, il se présente alors sous des dénominations plus rassembleuses pour séduire de nouvelles clientèles électorales. Ainsi aux élections européennes, Le Pen conduit la liste du « Front d’opposition nationale pour l’Europe des patries » et les 35 députés élus à la chambre en 1986 le sont sous le label « Rassemblement national ». C’est au cours de cette deuxième tentative de « dédiabolisation » que des personnalités, issue du Club de l’Horloge ou du GRECE, comme Jean-Marie Le Chevallier (en 1984), Jean-Yves Le Gallou (en 1985) ou Bruno Mégret (en 1987) adhèrent au Front national.

La polémique sur le point de détail en septembre 1987 brise net cette dynamique.

Néanmoins, le Front national tente malgré tout de se transformer en un parti moderne. Un effort de professionnalisation des cadres est engagé. Pour ses nouveaux dirigeants du Front national, il est essentiel d’afficher une image respectable, de modérer le discours, de donner des gages de crédibilité aux équipes pour permette au FN de conquérir une base électorale plus large, et ainsi de devenir le principal parti d’opposition.

Une note interne rédigée lors d’une réunion de travail du cercle mégrétiste (17 avril 1992) s’applique à détailler cette stratégie . Celle-ci insiste sur la bataille sémantique. Elle indique qu’il faut : « rassurer, plaire et faire rêver (…)» et souligne la nécessité d’enrichir les marqueurs habituels du FN par de nouvelles thématiques notamment celles qui semblaient réservées à ses opposants politiques. En réalité, la dédiabolisation mégrétiste repose sur quelques points clés. Il s’agit d’abord de « combattre la qualification d’extrémisme et l’invraisemblance d’un Front national prétendument fasciste », et notamment « Riposter aux accusations sur la Seconde guerre mondiale ». Le FN doit faire connaître sa position qui doit rappeler la « condamnation du nazisme et de ses exactions, celle du régime de Vichy, la présence d’anciens résistants dans nos rangs et notre discours de réconciliation nationale ». Il lui faut aussi contre-attaquer les médias et développer le thème « de la nouvelle résistance » en démontrant que le combat du Front national d’aujourd’hui « s’apparente à celui des résistants d’hier » et donner corps à cette thématique « en mettant en avant nos anciens résistants et les motivations qui sont les leurs pour s’engager à nos côtés ». Il faut surtout éviter de donner prise à la diabolisation et donc proscrire « le vocabulaire d’avant-guerre » et surtout tous les propos qui peuvent être interprétés « comme des manifestations de racisme ou d’antisémitisme. La ligne des journaux proches du Front national devrait être revue en conséquence ». La note insiste sur la « faiblesse du discours économique FN pour les bourgeois » et souligne l’absence de « cadres crédibles en la matière ». Il lui faut donc trouver et former une équipe de « personnalités compétentes ».

Mais en 1992, un obstacle de taille demeure pour atteindre cet objectif. Jean-Marie Le Pen est, en effet, depuis la fin des années 1980, l’acteur principal de la « diabolisation ».

Ses pseudo-dérapages sont devenus des obstacles à l’avenir politique du Front national (les chambres à gaz point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale (septembre 1987) – Durafour crématoire (septembre 1988).

En outre, avec respectivement 14,38 % et 14,94 % des voix aux élections présidentielles de 1988 et 1995, Le Pen semblent atteindre un plafond électoral. Certes, il peut dorénavant s’afficher, non sans exagération, comme le premier parti ouvrier de France. Mais, la gestion FN des mairies gagnées aux municipales de juin 1995 s’avère chaotique et met en exergue l’amateurisme et l’incompétence des cadres frontistes.

À la fin des années 1990, bon nombre de cadres et de dirigeants frontistes, à l’instar de Bruno Mégret jugent dorénavant le maintien de Jean Marie Le Pen à la tête du Front national comme un handicap. Mais, n’est pas Brutus qui veut – l’opération échoue et débouche sur une scission. Le Front national sort laminé de cet épisode mais Jean Marie Le Pen demeure solidement à sa tête.

La présidentielle de 2002 est une divine surprise. Jean Marie Le Pen accède au second tour de l’élection présidentielle avec 16,86 % des suffrages exprimés au premier tour. Les mobilisations anti-Le Pen qui surviennent entre les deux tours frappent bon nombre de cadres du Front national. Elles leur font prendre conscience que si l’accession au pouvoir n’est plus une possibilité hors de portée pour le Front national, les représentations négatives véhiculées par leur parti demeurent un obstacle pour l’instant insurmontable. La nouvelle génération de militant (des trentenaires la plupart) qui émerge alors avec Marine Le Pen, se lance dans une réflexion globale sur l’héritage frontiste et la préparation de l’après Le Pen. Débute alors la dernière phase de l’histoire du FN où dorénavant la fille joue les premiers rôles .

Les débuts ne sont guère étincelants. En 2007, Jean Marie Le Pen subit un sérieux revers et enregistre un score médiocre aux élections présidentielles (10,44 %). Certes le FN n’a pas encore digérer les effets dévastateurs de la scission. Son implantation locale, ses réseaux militants demeurent encore réduits au strict minimum. Mais la stratégie électorale mise en œuvre par Marine Le Pen, alors promut directrice de campagne, soulève également des interrogations. Aller honorer Clemenceau ; rendre hommage à la Révolution à Valmy ; expliquer, sur la dalle d’Argenteuil, que les immigrés non européens sont des « branches de l’arbre France » achèvent de désorienter un électorat qui ne se reconnait plus dans l’offre politique proposée.

Débute alors au sein du FN une phase de turbulences internes qui se poursuivra jusqu’en 2011. Tandis que Louis Aliot, secrétaire général du parti depuis 2005, engage une véritable purge à l’encontre des éléments les plus violents et extrémistes du parti. La presse nationaliste (Rivarol, Minute, Présent) est d’autre part fermement tenue à l’écart. Protestant contre l’emprise croissante de Marine le Pen sur le parti, les dirigeants historiques du lepénisme (Bernard Antony, en 2005, Carl Lang et Jean-Claude Martinez en 2008 – Martine Le Hideux et Martial Bild en 2009 –Roger Holeindre en 2011) quittent le navire alors que Jean-Marie Le Pen annonce sa succession ouverte.

La campagne pour la présidence du Front national oppose, en 2010, Bruno Gollsnich, dans le rôle du gardien du temple, à Marine Le Pen. Tirant les enseignements de la campagne de 2007, celle-ci campe sur les fondamentaux du lepénisme à savoir : l’indépendance et la souveraineté nationale, la préférence nationale, le rétablissement de la peine de mort, la défense de la vie de la conception à la mort naturelle, l’inversion des flux migratoires, le refus des lois liberticides condamnant le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme . Elle dit alors assumer tout l’héritage du FN. Mais de nouveaux thèmes apparaissent : la lutte contre le mondialisme économique et l’islam. Avec habileté, elle récupère des termes et des concepts abandonnés ou délaissés par ses adversaires. Ainsi, contre le danger islamique, elle s’exprime au nom de la défense des valeurs républicaines, du droit des femmes et de la laïcité.

Bien installée aux commandes, il reste maintenant à la nouvelle présidente du FN à franchir la dernière étape indissociable à la dédiabolisation : se débarrasser de son principal obstacle, à savoir son père ! Le dérapage antisémite de Jean Marie Le Pen sur une « fournée » d’artistes visant explicitement Patrick Bruel va lui fournit l’occasion de rompre théâtralement avec son père. Certes celui-ci demeure encore très populaire au sein du parti, et l’antisémitisme est un marqueur encore important au sein des frontistes historiques. Mais Marine Le Pen, qui n’a jamais été antisémite, a bien conscience que l’antisémitisme, qui n’a cessé en fait de régresser en France depuis 1945, est devenu aujourd’hui pour une très grande majorité de français l’incarnation du mal.

Impossible donc d’avoir la moindre ambition présidentielle si l’on peut être soupçonné d’ambiguïtés sur ce thème. Rompre sur ce point avec son père est évidemment un signal politique essentiel dans sa stratégie de normalisation. Écoutons Louis Aliot (secrétaire général du parti et accessoirement compagnon de Marine Le Pen) qui dans un entretien accordé en 2013 à l’historienne Valérie Igounet donne sans ambages, le véritable sens de la dédiabolisation engagée par Marine Le Pen : « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste ».

D’ailleurs les différences entre Marine et Jean-Marie Le Pen sont bien plus minces qu’on ne le croit communément. Si l’on prête une oreille attentive aux nombreux discours prononcés par le père et la fille, on constate qu’il y a de nettes homologies discursives entre le père et la fille. Ainsi :

– lorsque Marine Le Pen compare les prières de rue sur la voie publique à une « occupation » (11 décembre 2011 ; propos réitérés le 1er juillet 2013) ;
– lorsqu’elle parle de « mondialisation identicide », de « Tchernobyl moral » ou de « monstre européiste » (16 janvier 2011) ;
– lorsqu’elle propose de « dérembourser » ce qu’elle appelle les « avortements de confort » (8 mars 2012) ou lorsqu’elle affirme que « le problème de la politique, c’est la Mongolfite. C’est une maladie assez répandue qui fait gonfler la tête » ;
– lorsqu’elle envisage de « supprimer » le voile et la kippa dans l’espace public (21 septembre 2012) ou lorsqu’elle qualifie l’antenne de France Inter de « radio bolcho » (1er juillet 2013)…

On le voit, Marine Le Pen a également besoin que son parti demeure « anti-système » pour conserver de son attractivité. La « dédiabolisation » ne peut, ni ne doit aller trop loin, au risque de perdre des électeurs. Donc si elle a condamné la faute politique « de la fournée » qui contredisait trop sa stratégie, elle n’a pas hésité à le défendre lorsqu’il s’est vu reprocher notamment :

– d’avoir cité un poème de l’écrivain antisémite et collaborationniste Robert Brasillach lors d’un meeting frontiste à Lille en février 2012 ;
– ou lorsqu’il a affirmé en mai 2014 que l’intervention de « Monseigneur Ebola » pourrait régler l’explosion démographique et « le risque de submersion de la France par l’immigration » ;
– lorsqu’il a défendu en février 2015 les propos qu’il avait tenus en 1996 sur l’inégalité des races : « Oui, j’avais dit que les Noirs courent plus vite que les Blancs et nagent beaucoup moins vite […]. Il y a bien une petite différence, non ? Qu’est-ce qu’il y a de scandaleux à reconnaître ça ».

Le FN, premier parti de France ?

Cette stratégie de dédiabolisation, s’accompagne d’une dynamique électorale sans précédent. Certains observateurs font même du Front national le principal parti du pays et beaucoup le juge aux portes du pouvoir. Il faut sans doute raison garder et se méfier des constructions sondagières .

Si les derniers scores électoraux du FN (municipales, cantonales et européennes) sont indiscutablement élevés, a fortiori dans un contexte de forte démobilisation électorale, ils ne sauraient suffire à faire de l’organisation frontiste la première force politique française. D’autres paramètres sont à prendre en considération comme la représentation effective au niveau local et national (rappelons 2 députés sur 577 ou 118 conseillers régionaux sur 1880) – le nombre (environ 42 000) et l’implantation militante, son professionnalisme (manque criants de cadres), etc.

Certes, depuis 2011, l’organisation frontiste a réussi à recruter des individus dotés d’un capital académique ou politique notable, parmi lesquels on peut citer : Paul-Marie Coûteaux ; Yves Bertrand ; Florian Philippot ; Aymeric Chauprade .

Il reste que ces recrutements demeurent numériquement marginaux et que l’intégration de ces néo-frontistes ne s’opère pas sans difficultés, ni tensions au sein du parti. Et de nombreux militants ne se privent pas d’afficher leurs doutes quant à la sincérité de ces différents ralliements.

En somme, l’ouverture politique ne va pas de soi au FN, qui peine comme par le passé à élargir ses équipes et à se professionnaliser. Au sein même du FN, certains cadres pourtant proches de la direction déclarent redouter la perspective de devoir accéder aux responsabilités nationales.

Certes, Marine Le Pen et, plus largement, l’équipe dirigeante du FN comptent encore sur la gestion des mairies frontistes pour apporter la preuve que leur parti a toute légitimité pour prétendre à la conduite des affaires au niveau national. Mais certaines des municipalités dirigées par le FN ont connu des débuts chaotiques.

Enfin, le parti d’extrême droite reste isolé sur la scène politique française et cet isolement constitue un obstacle irréfragable pour accéder au pouvoir dans un système politique dominé par le scrutin majoritaire à deux tours.

La question des alliances politiques reste donc cruciale pour le FN. C’est la raison pour laquelle Marine Le Pen, en 2014, a bien appelé à la constitution d’une « grande alliance patriote » avec les partis de Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers. Sans grands effets…

Mais si le FN n’est pas le premier parti de France et s’il n’est pas aux « portes du pouvoir », doit-on pour autant le considérer comme un parti « comme les autres », normalisé ou « dédiabolisé » ? Nous l’avons vu, la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen n’est pas nouvelle, ni dans son principe, ni dans ses modalités. Sa réactivation témoigne simplement de l’inscription du FN dans une logique intensive de conquête du pouvoir. Pour cela a-t–il modifier radicalement son offre politique ?

Avant d’analyser le nouveau discours du front national et son programme et d’apprécier sa véritable nature, il semble utile de clarifier ce que nous nommons extrême droite ou populisme.

Le FN, populiste ou d’extrême droite ?

Comment définir l’extrême droite ? Derrière ce vocable nous trouvons une multitude d’organisation, éparses souvent nées de scission ou de fusion, souvent jalouses de leur indépendance. Certaines parlent de révolution – d’autres de contre-révolution ; les unes se disent nationalistes – les autres européennes. Aucune cohérence, ni idéologique ou programmatique, ne les rassemble : certaines sont monarchistes d’autres non – les unes centralisatrices ou totalitaires, les autres libérales, corporatistes ou étatistes, etc.

Beaucoup de diversité donc mais aussi quelques attitudes communes, comme l’anticommunisme, le souci de l’ordre et d’un État fort, le mépris envers le parlementarisme, la haine du cosmopolitisme ou le rejet de l’immigration donnent une certaine homogénéité à une famille politique dont on peine à fixer clairement les frontières.

Difficulté supplémentaire, beaucoup d’activistes plutôt que de s’afficher sous le masque de l’activisme préféreront se mêler à des entreprises politiques moins marquées comme le RPF à la fin des 1940 ou le CNI dans les années 1960 et 1970. Bref comme pouvait l’écrire André Laurens dans le journal Le Monde en 1965 « on ne sait pas exactement où commence l’extrême droite mais on sait très bien jusqu’où elle peut aller ».

Malgré les diverses formes politiques prises par l’extrême droite, il demeure néanmoins possible d’élaborer une typologie et de réunir quelques fondements communs. En fait, le traditionalisme, le nationalisme et le fascisme sont, jusqu’à nos jours, les trois piliers sur lesquels repose les organisations classées habituellement à l’extrême droite . Sans en faire l’analyse idéologique on peut (à l’aide de l’essai de Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Marine Le Pen) essayer de dégager les thèmes fondamentaux qui irriguent la pensée d’extrême droite .

Le premier thème est celui de la terre. De manière générale, cette famille de pensée s’oppose profondément aux valeurs des Lumières son goût pour les idées rationnelles et abstraites. Avec la Révolution française, la politique devient affaire d’idéaux à vocation universelle. En réaction à ce mouvement, la pensée d’extrême droite réaffirme l’ancrage primordial à la terre, au terroir. L’enracinement s’oppose au cosmopolitisme d’où une hostilité « aux déracinés » que sont les juifs, les étrangers ou les migrants. Ce thème sera d’ailleurs omniprésent dans la littérature nazie. Ainsi, Carl Schmitt fait de l’opposition entre les puissances maritime et les puissances continentales un des moteurs de l’histoire. Et les nazis éliront en devise le slogan « Sang, terre, honneur et fidélité ».

Le second thème est celui du peuple. Là encore, depuis la Révolution française le peuple désigne la communauté à qui le citoyen doit son identité, sa culture et sa citoyenneté. C’est de ce peuple dont les grands théoriciens du contrat démocratique parlent, et qui fondent l’identité politique de la République de France. L’extrême droite porte au contraire une conception identitaire du peuple. Celle-ci induit une vision pour le moins xénophobe, sinon raciste et antisémite dans le pire des cas de la société. L’idée du peuple vicié par un ennemi intérieur est un thème classique de la littérature d’extrême droite. Par analogie, les théoriciens de l’extrême droite aime à séparer le petit peuple enraciné dans son territoire aux élites cosmopolites ou mondialisées.

Le troisième thème est celui de la vie. Des bouchers de la Villette aux futuristes italiens le mythe vitaliste irrigue toute la pensée d’extrême droite et notamment le fascisme. Ce dernier ne répugne jamais à l’apologie de la violence et oppose toujours sa propre esthétique du courage et de la camaraderie guerrière au conformisme de la vie bourgeoise. Cet état d’esprit explique largement le goût de l’extrême droite pour le coup de force nécessaire pour abattre les institutions vermoulues. Le culte du chef et le goût prononcé pour la hiérarchie accompagnent évidement ce mouvement.

Le dernier thème enfin est le mythe. Il exprime le pessimisme foncier de la pensée réactionnaire. Le déclin devient un thème obsédant dès le début du XXe siècle. L’œuvre d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident publié en deux tomes entre 1918 et1922 a une influence considérable. L’idée d’une catastrophe purificatrice hante les esprits. En retour, cette désillusion envers la modernité pousse de nombreux penseurs vers la tradition. Il alimente également le fantasme de l’« homme nouveau » qu’on retrouve dans de nombreux régimes totalitaires.

Avant d’aborder la nature précise du marinisme, il nous reste à traiter la question du populisme. Si Marine le Pen récuse la dénomination d’extrême droite elle accepte en revanche celle de populisme ou de national populisme. La notion de populisme connait de bien étranges voyages. Elle est souvent source de confusion. Car, en réalité, à propos du populisme, il y a deux usages de ce terme qui sont bien distincts et avec des visées différentes.

Il y a d’abord un usage savant, que l’on retrouve chez les politologues ou historiens par exemple. Populiste désigne alors un style politique, souvent démagogique, qui recourt à l’utilisation d’un dispositif rhétorique : l’appel au peuple ; le peuple contre les élites pour parler comme aujourd’hui.

Les premières expériences historiques ayant ouvertement revendiqué le label populiste et ouvertement combattu en son nom sont apparues au XIXe siècle et ont été promues soit par des intellectuels russes (narodnichestvo – alexandre Herzen) soit par les petits fermiers et ouvriers agricoles américains du People’s Party. Ces premières incarnations du populisme, sont incontestablement des mouvements progressistes. Ils cherchent à corriger des situations jugées profondément inégalitaires et injustes en promouvant la « cause du peuple ». À l’origine, « l’appel au peuple » est d’abord une pratique de mobilisation des masses opprimées par le système de domination sociale et politique existant. Dans cette perspective, le populisme entend donner une voix politique à ceux qui n’en ont pas.

On peut également rattacher à cette catégorie, les mouvements présents en Amérique latine (Vargas au Brésil – Peron en Argentine – Victor Haya de la Torre au Pérou, etc.), dans le second tiers du XXe siècle. Si bon nombre de leur dirigeant furent des démagogues (et c’est ce qui les distingue principalement du populisme des origines qui ne jouaient pas sur le charisme d’un leader), ces populistes n’en ont pas moins pris le parti ou la défense des classes populaires, mis fin aux règnes des caudillos ou barrés la route à des dictatures militaires.

Puis au côté de cet usage savant du populisme, nous avons une autre utilisation du populisme c’est celle que l’on retrouve régulièrement chez beaucoup de commentateurs médiatiques ou politiques. Dans leur bouche, le populisme devient une notion qui vise avant tout ceux qui contexte l’ordre établi. Dans cette perspective, la notion de populisme ne désigne plus la nature politique d’un parti ou d’un mouvement, elle ne vise qu’à disqualifier – d’ailleurs elle s’applique à des personnalités aussi différentes que Sanders, Trump, Poutine, Mélenchon ou Le Pen. Le populisme est vécu alors comme une pathologie voire une menace. Comme le souligne avec justesse Annie Collovald dans un essai incisif , « la stigmatisation du populaire aujourd’hui via le « populisme du FN » ne serait-elle pas le signe d’une nouvelle conjoncture intellectuelle et politique dans laquelle les élites politiques d’aujourd’hui (et leurs auxiliaires et conseillers) ne voient plus dans les groupes populaires une cause à défendre, mais un « peuple sans classe » devenu un problème à résoudre » ?

Nous l’avons vu, la mise à l’écart de Jean Marie Le Pen constitue l’ultime étape de la stratégie de normalisation engagée par Marine Le Pen depuis la fin des années 2000. La remise en ordre du parti, de ses structures et de la ligne est bien avancée. Elle reprend pour partie déjà l’effort engagé par les mégrétistes entre 1988 et 1998. Aujourd’hui, pour reprendre une formulation appartenant à Nicolas Lebourg, le FN de Marine Le Pen n’est plus un cartel électoral de formations nationalistes rassemblées derrière son chef, mais un “marinisme” !

Sur beaucoup de point, elle se distingue de son père. Elle ne nourrit aucune lubie sur la Seconde Guerre mondiale. Elle ne croit ni en l’inégalité des races, ni en l’existence d’un complot juif. En cela, elle est représentative de la nouvelle génération du FN qui n’a de la Seconde Guerre mondiale que de vagues souvenirs scolaires et qui n’ont pas connu les blessures de la guerre d’Algérie et de la décolonisation en général. Dans une note suggestive portant sur l’analyse comparée des programmes présidentiels de 2007 (celui de Jean Marie Le Pen) et de 2017 (celui de de Marine le Pen), Nicolas Lebourg donne à comprendre comment l’offre frontiste s’est réorganisée depuis l’arrivée de Marine Le Pen .

Ce qui frappe d’abord, c’est la place respective qu’occupe l’histoire dans les deux programmes. Chez le père, elle est structurante et le document est saturé de références historiques. Le Front national s’inscrit dans l’épopée des combats nationalistes contre les forces dissolvantes qui veulent abaisser la nation. La langue employée fait montre d’un certain lyrisme souvent daté. Chaque tête de chapitre est précédée d’une longue analyse idéologique où les conceptions holistes et naturalistes se déploient avec l’idée d’un ordre naturel auquel l’homme doit se soumettre. En 2017, l’histoire est absente. Les développements idéologiques sont supprimés et le texte ne s’embarrasse pas de considérations philosophiques et va directement aux propositions énoncées dans un style direct (une proposition ou idée par paragraphe). La langue est simple, accessible à tous. Si pour Jean Marie le Pen la France est une histoire, celle de Marine est plutôt une géographie, la frontière devient un thème omniprésent.

Ceci posé, l’examen du « projet » frontiste montre que le parti d’extrême droite campe toujours sur les mêmes fondamentaux actualisés aux contextes cependant. Ainsi :

-La critique du système « UMPS » est complétée par celle du « monstre technocratiques à trois têtes « FMI-BCE-UE » » ;
– La préférence nationale demeure même si elle est requalifiée en « priorité nationale ». Cette priorité s’applique désormais Elle se décline désormais notamment au logement social, aux politiques d’emploi et aux allocations familiales ;
– La défense de la nation. C’est la seule chose qui importe. Il en découle la défense de l’identité, des libertés, de la souveraineté. Sa défense exige de s’adapter aux nouvelles formes d’agression qu’elle subit : la mondialisation économique et son corollaire le multiculturalisme ; le rejet de l’Union européenne et la sortie de la zone euro ; le rejet de l’immigration et des immigrés ou, plus largement, de l’étranger, de l’autre, quelle que soit son origine ou sa religion, avec une dimension islamophobe déjà présente mais de plus en plus marquée. Cette islamisation de plus en plus visible impose des mesures d’ordre constitutionnel, législatif et réglementaire pour la suppression du droit du sol et réformer en profondeur le code de la nationalité ;
– La République plébiscitaire avec la restauration de la souveraineté populaire et l’instauration du référendum.

Les grands principes structurants de la vision du monde frontiste n’ont donc guère changé.

Mais Marine Le Pen investit aussi des terrains délaissés par son père. L’économie, l’État et la République.

Marine Le Pen fait preuve d’un tropisme économique certain. L’objectif est clair. Il s’agit de convaincre les indécis de la crédibilité du programme économique frontiste. Pour cela elle mobilise tout un vocabulaire technique et managérial. Mais cet économisme est mis au service d’une vision idéologique précise, celle d’une critique systématique du mondialisme et du capitalisme mondialisé.

Concernant la conception de l’État, le FN actuel s’avère sans conteste plus interventionniste que le FN ancien. La défense du service public adossée à un État fort, mais tous deux adaptés aux exigences du concept de la préférence nationale, font désormais partie des axes clairement identifiés du programme frontiste.

De la même manière, Marine Le Pen s’inscrit sans scrupule dans l’héritage républicain souvent pour mieux le dévoyer. Ainsi, souvent au nom de la défense des droits des femmes ou de la laïcité, elle mobilise une rhétorique républicaine pour mieux dénoncer l’immigration massive et la société multiculturelle. Le féminisme est embrigadé dans sa croisade anti-islam au risque de grave confusion. De même, les usages marinistes de la notion de laïcité se conçoivent dans une double perspective, à la fois « maximaliste » (en limitant la libre expression religieuse qu’à la sphère domestique, mais aussi « sélective » en ne visant de fait que les populations de confession musulmane.

Nous sommes là bien éloignés des principes de 1905. Comme le rappel Cécile Alduy dans un essai passionnant « Marine Le Pen greffe-t-elle sur des laïus républicains en apparence inattaquables un discours d’extrême droite pur jus, identitaire, islamophobe et anti-immigration. Le discours policé est vite doublé par son envers extrémiste, mais il a rempli sa fonction de légitimation morale ».

Une analyse identique pourrait être menée à propos de la tolérance apparemment accrue du FN aux valeurs féministes et à l’homosexualité. Je renvoie sur ce sujet au travail de Sylvain Crépon .

Mais quelle est sa vision du monde ? Deux essais parus récemment – celui de Michel Eltchaninoff (dans la tête de Marine Le Pen) et de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich (Marine Le Pen prise aux mots) enquêtent à partir du corpus constitué par ses discours.

La force de Marine Le Pen réside moins dans sa capacité à produire des idées nouvelles, (elle reprend l’essentiel du corpus frontiste et les aménagements ne se font qu’à la marge) que dans sa capacité à produire un système d’explication globale du monde.

La nation française est menacée par un double péril. Externe d’abord, avec la mondialisation et ses acteurs que sont le monde de la finance, celui du capitalisme multinational et des institutions européennes. Puis interne, avec la dénonciation du péril islamiste ; le musulman prenant aujourd’hui la place occupée hier par le juif.

Ce système correspond à un nationalisme intégral qui dissout la question sociale et les affrontements de classe dans une vision du monde où les affrontements culturels et ethniques occupent une place dominante.

La force de Marine Le Pen repose aussi sur l’affirmation d’un leadership. « Je suis la France », cette affirmation péremptoire remobilise un mythe essentiel de l’extrême droite, celui de la relation construite entre un chef et son peuple. Par cette formule Marine Le Pen indique privilégier le rapport direct entre le sauveur et le peuple, par-delà la trahison d’élites fatalement corrompues.
Finalement, elle est surtout l’apologiste d’un nationalisme fermé recherchant une unité nationale mythique et altérophobe en joignant aux valeurs sociales de gauche des valeurs politiques de droite (ordre, autorité, etc.). En somme, le fameux « ni droite, ni gauche français ! »
Populiste, national-populiste, qu’importe Marine le Pen est décidément d’extrême droite !

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