Présentation

Dans sa lutte contre le racisme, contre l’extrême droite, le syndicalisme de transformation sociale est confronté à l’islamophobie. Un retour sur les relations entre la France et l’Islam s’impose pour comprendre les crispations identitaires et les motivations qui conduisent le djihadisme à séduire, particulièrement en France, des centaines de personnes à la recherche d’une grande cause à vivre. Nous livrons ici de très larges extraits des deux dernières parties d’une étude plus vaste réalisée par René Mouriaux en 2016, politologue, et qui analyse, du Moyen Âge à nos jours, les rapports complexes entre la France et l’Islam.

Pour une analyse de l’islamophobie, approche historique des relations entre la France et l’Islam

Par René Mouriaux, politologue, membre du Conseil scientifique de l’IHS CGT

Le colonialisme français entre la guerre contre le djihad, l’instrumentalisation et la reconnaissance de l’Islam, 1830-1962

À partir de 1830, la France entre dans une phase colonialiste qui concerne le monde musulman au Maghreb, en Afrique Noire et au Moyen-Orient. Au moment où Charles X conduit la Restauration à sa ruine, les Français se passionnent aussi pour la lutte des Grecs contre les Turcs. Victor Hugo publie en 1829 les Odes Orientales. Ses vers sont connus : « Les Turcs sont passés là. Tout est ruine et deuil ». Si la barbarie des Turcs est dénoncée, l’Islam comme tel n’est pas attaqué. […] L’insulte du Bey d’Alger à la France conduit la royauté déclinante à intervenir en Afrique du Nord. La prise d’Alger, le 15 juillet 1830, sera prolongée par la conquête progressive de tout le pays. […] le régime de l’indigénat, instauré en 1888, prévaut alors. Le « non-européen » est défini par sa religion, la religion musulmane. Le colonialisme raciste utilise l’Islam comme moyen de discrimination et d’administration. Les Opportunistes de la IIIe République ont pleinement intégré les contraintes du congrès de Vienne. L’armée française, privée de toute visée en Europe, met en œuvre la politique coloniale de Jules Ferry. […] La France renforce alors sa présence en Afrique du Nord en plaçant la Tunisie (1881), puis le Maroc (1912) sous protectorat français. Dans le continent noir, la France constitue deux sous-ensembles, l’Afrique occidentale française et l’Afrique équatoriale française où, à côté d’animistes et de chrétiens, elle est confrontée à des musulmans. Après la Première Guerre mondiale, la France se voit attribuer le protectorat du Liban et de la Syrie. Cette forte relation avec des pays musulmans conduit le gouvernement Herriot à parler de la France « puissance musulmane » et à décider la construction de la mosquée de Paris, en remerciement pour la participation maghrébine et sénégalaise au conflit de 1914-1918.

Aussi français qu’il soit, le colonialisme d’inspiration libérale justifie, par un argumentaire raciste, la domination des faibles par les forts qui leur apportent la civilisation comme l’explique Alexis de Tocqueville [1] […]. La biologie est convoquée pour accréditer l’idée de race supérieure. L’idée d’une suprématie blanche imprègne les esprits au cours du XIXe siècle. En tant que courant spirituel, l’Islam est relativement bien traité durant la période coloniale. Toujours soucieux d’élargir son champ d’investigation sur le phénomène religieux, Ernest Renan consacre un article à « Mahomet et les origines de l’islam » en décembre 1851 dans la Revue des Deux Mondes, prenant part ainsi à la naissance de ce qui commence à s’appeler « islamologie ». […] Le spécialiste de la science hébraïque, pour reprendre le vocabulaire de l’époque, développe trois thèmes. Tout d’abord, l’étude de Mahomet relève des mêmes principes que celle d’Abraham ou de Jésus. Ensuite, le message du Coran, évolutif au fil de la prédication, n’en forme pas moins un ensemble relativement cohérent, rationnel, incertain dans sa capacité à faire face à la modernité. Enfin, Renan ne tarit pas d’éloges envers l’intelligence des Arabes et la beauté de leur langue. L’objectivité scientifique telle qu’elle est conçue et pratiquée par Ernest Renan se retrouve chez Salomon Reinach, philosophe et archéologue dont l’Orpheus. Histoire des religions (1905) comporte une présentation solide et sereine des « Musulmans », sunnites et chiites. […] Il s’appuie sur la traduction du Koran (écriture de l’époque) parue en 1863, qui révisait celle de 1778 [2]. Étudié et localement instrumentalisé, dans les années 1920, l’Islam ne pose pas vraiment de problème à l’opinion française. […] Dans Les deux sources de la morale et de la religion (première édition, 1932), œuvre aussi peu historique que sociologique, Henri Bergson n’évoque jamais l’Islam, pas plus qu’une autre religion. À côté de l’antisémitisme, de la sinophobie (le péril jaune), du mépris des immigrés européens, le racisme anti-noir et anti-arabe sévit. Mais comporte-t-il dans les années de l’Empire colonial une dimension islamophobe ? Une analyse des romans exotiques et coloniaux permettrait de cerner la question. Contentons-nous de quelques coups de sonde. Le premier auteur auquel on pense est Pierre Loti. Le marin de Rochefort manifeste un exotisme de pacotille qui se conjugue avec une méconnaissance quasi-complète de la civilisation musulmane [3]. André Chevrillon publie plusieurs romans consacrés à l’Orient. Il fait preuve d’une réelle compréhension de l’islam notamment dans Un crépuscule d’Islam : Maroc (1906). Dans les années 1920, Pierre Hamp est considéré comme un des grands écrivains de son époque [4]. […] Un de ses romans – Mektoub (C’était écrit)- est consacré à la colonisation du Maroc de Lyautey. Paru en 1932, il a connu un réel succès. […] En raison de l’histoire et de la démographie, le Maroc est imprégné de la religion musulmane que Pierre Hamp décrit assez fidèlement et sans aucune hostilité. Le titre du roman met en exergue le fatalisme de l’Islam. Mais le christianisme ne lui est jamais opposé comme libérateur mais comme moyen de domination [5]. […] Ainsi, la colonisation française véhicule des représentations souvent superficielles de l’étranger asservi mais qui, à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, ne stigmatise pas la religion musulmane.

[…] Si la IVe République parvient à résoudre la question du Maroc et de la Tunisie, elle échoue dans le cas algérien, ce qui entraîne le retour du général De Gaulle au pouvoir et l’avènement de la Ve République. Après avoir proposé la paix des braves, l’autodétermination, le général finalement négocie avec le FLN et l’indépendance de l’Algérie est reconnue. Une partie de la gauche préférait le MLNA de Messali Hadj mais les plus engagés soutiennent le FLN, fermant les yeux sur son utilisation de l’Islam. Lors de la crise De Suez, la droite et la SFIO de Guy Mollet attaquent le pan-arabisme de Nasser, non l’Islam.

La période postcoloniale. De 1962 à nos jours

Déconsidérée et déstructurée à la Libération, l’extrême-droite revient avec le mouvement Poujade et l’OAS. […] en 1972, par regroupement des vichystes, des partisans de la guerre d’Indochine, des poujadistes, des activistes de l’OAS, le Front National se constitue autour de Jean-Marie Le Pen. Cette nouvelle force qui percera aux élections européennes de 1978 tient un discours anti-immigrés qu’il accentuera avec la présence croissante des « non-européens » en France et leur expression publique. 1974 est l’année où est décidé en France l’arrêt de l’immigration pour enrayer le chômage provoqué par la crise économique […]. La réponse des maghrébins consiste à se sédentariser et à recourir au regroupement familial. L’Islam devient la deuxième religion de France. La révolution iranienne de 1979 modifie la physionomie de l’Islam. En janvier 1983, le premier ministre Pierre Mauroy dénonce l’intervention de « groupes religieux » dans le conflit Renault de Flins. À partir de ce moment, des musulmans de France – et parfois français – vont multiplier les revendications dans cinq directions, cultuelles (lieux et temps de prière à l’entreprise), alimentaires, vestimentaires, sanitaires (médecins-femmes pour les femmes) et scolaires (pas de cours d’éducation sexuelle pour les filles, ni piscine). Une enquête importante publiée en 1985 pour comprendre « la demande d’Islam » et cerner les mentalités […] distingue quatre groupes (parmi les musulmans): les intégristes, les rigoureux, les pratiquants ordinaires et les modernistes [6]. Le 19 mars 1990, Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, crée le conseil de réflexion sur l’Islam, première intervention  des pouvoirs publics pour guider l’exercice du culte musulman dans l’Hexagone. Cette initiative sera suivie de plusieurs dispositifs institutionnels et de lois pour mieux répondre aux nouvelles pratiques et revendications sous l’effet de deux incitations, d’une part d’une pression « laïco-frontiste » [7] et d’autre part du besoin des établissements scolaires de disposer de consignes claires et sûres en matière du port de signes religieux et de comportements confessionnels. […] les émeutes urbaines de novembre 2005, insuffisamment étudiées, mettent, à la fois en évidence, la diversité des comportements des banlieusards d’origine maghrébine, partagés entre retrait, désir d’intégration et révolte chez certains jeunes contre la police et l’école. À partir de 2006, la séduction de Daech se fera sentir chez les plus radicaux. Les sept meurtres commis par Mohamed Mehra, les 12 et 19 mars 2012, ouvrent la série d’attentats djihadistes commise sur le sol français en 2015 (massacres de Charlie Hebdo [8] et du Bataclan) et 2016 (tuerie du14 juillet à Nice – l’assassinat du prêtre de Saint-Étienne en Rouvray). Le terrorisme de l’islam radical alimente une islamophobie que l’extrême droite et les identitaires attisent. […] trois hommes contribuent à diffuser la représentation négative du musulman terroriste, obscurantiste et impérialiste (voulant le remplacement du christianisme par le message de Mahomet) [9]. Éric Zemmour, soutenu par le mensuel Causeur dénonce la « démission collective » des Français face à l’islamisation de leur société. Alain Finkelkraut, philosophe, fulmine contre le multiculturalisme que les évêques catholiques admettent dans une adresse intitulée « Dans un monde qui change, retrouvons le sens du politique » (13 octobre 2016). Enfin, Michel Houellebecq dénonce l’invasion et prophétise même comme l’indique le titre de son roman de 2015, La soumission [10]. L’actualité multiplie les occasions d’agiter le spectre du danger musulman en France. La réplique aux attentats de 2015 dicte l’établissement de l’état d’urgence et provoque le débat sur la déchéance de nationalité pour les terroristes. La question des réfugiés syriens et du démantèlement de la jungle de Calais permettent l’expression du refus des quotas de répartition. Des centres d’accueil sont vandalisés. Les primaires de la droite, laissant libre cours aux déclarations identitaires, Nicolas Sarkozy propose deux référendums sur le refus du regroupement familial pour les « non-européens » et sur l’internement administratif des fichés « S ». Des maires de droite et d’extrême-droite interdisent le burkini, ce que le Conseil d’État invalide. Le 18 septembre 2016, l’institut Montaigne, « think tank » ancré à droite, publie un rapport, intitulé « Un Islam français est possible », qui sera largement diffusés et abondamment commentés. Pourtant, l’étude repose sur un sondage IFOP dont l’échantillon et la typologie ont été justement mis en cause [11].

Remarques finales

Racisme sous un voile religieux, l’islamophobie ne se réduit pas à une diversion à la lutte sociale. Elle assure une division de la classe des opprimés. Par réflexe identitaire, des travailleurs rejoignent le camp des « blancs », des « chrétiens » qui se trouvent être celui des oppresseurs. Pour combattre ce fléau à la fois intellectuel, moral et politique, une triple action s’avère nécessaire. Tout d’abord, une action internationale s’impose. La guerre, inévitable contre Daech ne suffit pas. L’entente entre Israël et les Palestiniens est nécessaire et au Moyen-Orient entre les puissances régionales, Iran, Irak, Arabie Saoudite, Syrie, Turquie sans oublier les autres pays musulmans déstabilisés (Libye, Afghanistan, Mali etc.). En second lieu, les musulmans de France, nationaux et étrangers, doivent être aidés pour s’affirmer libéraux et républicains. Enfin, le combat contre le racisme anti-musulman doit être mené, contre ses manifestations et contre ses fondements idéologiques. Enfin, l’islamophobie doit être critiquée en tant que telle de trois manières. Inlassablement, la distinction entre Islam et islamisme radical est à rappeler. La religion fondée par Mahomet ne comporte pas seulement des courants très différents [12], elle est dénaturée par les radicaux du djihad. Deuxièmement, les racines de l’islamophobie en France sont à expliciter. Comme nous avons tenté de le faire dans cet essai, la peur et la diabolisation du musulman proviennent du passé chrétien des croisades et de la colonisation et l’hostilité à l’immigré pilleur d’emplois et d’allocations. A contrario, le rappel de ce que nous devons à la civilisation arabo-musulmane favorisera la reconnaissance mutuelle. Enfin le mouvement ouvrier doit impulser le combat pour l’émancipation de tou(te)s et de chacun(e), accomplissant les valeurs de la Révolution de 1789 et des Républiques : émancipation individuelle et collective, masculine et féminine, universalisme, liberté, égalité, laïcité, justice, progrès, fraternité.

 

[1] Mouriaux (René), « Les cinq phases de l’extrême-droite en France », Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, mars 2012, p.16.

[2] En 1929, F. Montet publie une nouvelle traduction, nettement meilleure. Le progrès s’accentue en 1957 avec Blachère, et surtout en 1991 avec Jacques Berque. L’islamologie connaît alors en France une phase heureuse, avec les travaux de Louis Massignon et de Maxime Rodinson. Ce dernier, sociologue des religions, a composé une biographie de Mahomet (Seuil, 1968) et un remarquable Islam et Capitalisme (Seuil, 1966).

[3] Dubois (Jean) coord. « Pierre Loti (1850 -1923) : « un exotisme décadent » in Duchet (Claude), Histoire littéraire de la France, t. V, pp. 405-408.

[4] D’abord apprenti pâtissier, Pierre Hamp fréquente l’Université populaire de Belleville. Il se met à écrire en s’attachant à présenter les différents métiers de la société moderne, composant une longue série sous le titre général de La peine des hommes.

[5] Hamp (Pierre), Mektoub, Paris, Flammarion, 1932, p. 192.

[6] Leveau (Rémy), Kepel Gilles) dir., Les musulmans dans la société française, Paris, Presses FNSP, coll. Références, 1988, pp 21-25.

[7] Bauberot (Jean), Les 7 laïcités françaises, Paris. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2015, p. 173.

[8] Le livre d’Olivier Todd Qui est Charlie ? Seuil, 2015, a été injustement attaqué pour avoir montré l’équivoque des manifestations du 11 janvier 2015.

[9] Voir la partie II du livre de Sand (Shlomo), La fin de l’intellectuel français, Paris, la Découverte, 2016, pp. 207-262.

[10] Michel Houellebecq connaît mal l’Islam. Il s’appuie sur les écrits médiocres de la britannique Bat Ye’or.

[11] Simon (Patrick),. « Ce que l’on fait dire aux musulmans », Le Monde, 23 septembre 2016.

[12] Mervin (Sabrina), Histoire de l’islam. Fondements et doctrine, Paris, Flammarion, Champ Histoire, 2nde éd. 2016, 381 p.

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