En résumé
Peu explorée jusqu’ici , la question des bases professionnelles du syndicalisme ne renvoie pas seulement à la définition légale de son champ d’intervention, elle interroge la capacité des syndicats à intervenir au plus près des salariés, en relation avec leurs conditions concrètes de travail, selon les modalités et en direction des interlocuteurs les plus pertinents – de l’atelier ou du service à la branche ou à l’administration en passant par l’établissement ou l’entreprise – à la satisfaction des revendications. En bref et plus largement, elle pose le problème de leur aptitude à représenter l’ensemble des salariés. Les réponses apportées au gré des professions, des orientations et des périodes informent aussi sur les manières dont les syndicats ont perçu l’évolution du travail, du salariat, de l’économie et des entreprises. Convaincus de l’actualité d’une réflexion sur les structures professionnelles du syndicalisme français, le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (Université Paris 1/CNRS), l’Institut CGT d’histoire sociale et le laboratoire Triangle (Université Lyon 2/CNRS) se proposent de la nourrir par un retour sur la situation et les évolutions intervenues au cours de la période allant des années 1960 à la fin des années 2000.
Présentation du colloque
Intérêt du projet
Héritier d’anciennes traditions corporatives et de l’expérience des luttes, le syndicalisme français, s’est institué sur la base d’une double structuration : la première, assise sur les solidarités professionnelles forgées autour du métier, de l’industrie et de l’administration ; l’autre, à base territoriale indissociable du projet interprofessionnel de transformation sociale à l’origine des Bourses du travail, puis des Unions locales et des Unions départementales.
Ces « deux voies » constituent l’une des singularités durables du syndicalisme français. La ruée syndicale de 1936, la poussée progressiste à la Libération ont peu affecté un modèle organisationnel fixé dans ses grandes lignes avant la Première Guerre mondiale.
En dépit des variations de leurs périmètres et de tensions corporatives en leur sein, les fédérations professionnelles ont été le cadre de formation de solidarités et d’identités. Destinées initialement à harmoniser et coordonner l’action des syndicats affiliés, les fédérations sont devenues, au fil du temps, les lieux d’élaboration des contenus revendicatifs et le centre réel des prises de décisions corporatives. Après la réorganisation confédérale de 1902, qui institue les deux sections des fédérations corporatives et des Bourses, il est établi que la première est plus spécialement en charge de « la lutte économique », que son secrétaire occupe le poste de secrétaire confédéral, cependant que les fédérations deviennent les principales ordonnatrices de la représentation des syndicats lors des congrès confédéraux. Ce poids des fédérations est à la fois conforté et atténué par le « fédéralisme », autre héritage historique de la CGT qui a marqué de son empreinte l’ensemble du mouvement syndical français. Il pose pour principe que chaque organisation dispose d’une pleine autonomie pour s’administrer et prendre des décisions. Cela vaut pour les fédérations vis-à-vis de la Confédération, mais encore pour les syndicats dans les relations qu’ils entretiennent avec leur fédération. Ce principe et les impératifs d’équilibres internes contribuent à la stabilité organisationnelle, tandis que la condition salariale se consolide dans les cadres mis en place par les conquêtes ouvrières de 1936 et renforcés après la Libération. Ceux-ci privilégient la branche professionnelle, référence première pour les conventions collectives négociées par les fédérations, abandonnant aux syndicats les accords d’entreprises.
Ce système connaît pourtant une altération sensible, dont il convient d’interroger les causes et la portée. Dès le début des années 1960, l’accélération de la concentration des entreprises et les mutations techniques bouleversent les réalités socioéconomiques, à l’instar, au cours de la décennie suivante, de l’entrée dans une crise qui multiplie les restructurations, précipite la désindustrialisation sur fond de mondialisation et de financiarisation.
Après une phase de resyndicalisation, le recul brutal des effectifs et des bases syndicales dans la seconde moitié des années 1970 menace leurs anciennes positions et gêne leur redéploiement vers les secteurs en développement du salariat, où les changements techniques vont de pair avec l’introduction de nouveaux modes de management, d’organisation du travail et de relations professionnelles. À la faveur des privatisations et du développement de la sous-traitance, le salariat se fragmente. Le marché du travail voit coexister, parfois à l’intérieur des mêmes établissements, des salariés protégés par des conventions collectives avantageuses ou des statuts particuliers, et des travailleurs précarisés aux conditions d’emploi et de travail très dégradées.
Face à ces évolutions structurelles, les syndicats, les fédérations et les confédérations syndicales ne sont pas restés inertes et ont rouvert le chantier de leurs structures. L’action a d’abord porté sur les fédérations, ce qui n’allait pas de soi s’agissant d’organisations attachées à leur histoire et à leur culture, d’autant plus encouragées à persévérer dans leur être que les restructurations mettaient en cause des responsabilités et des fonctions dans un contexte peu propice aux reconversions. La CFDT semble être allée le plus loin dans les fusions, par exemple avec la constitution de grosses fédérations professionnelles comme la F3C, qui englobe les syndicats de la communication, du conseil et de la culture, y compris ceux des activités postales et de télécommunication. Malgré tout, le syndicalisme français n’a pas connu les fusions et concentrations de grande ampleur qui ont marqué les syndicalismes allemand, britannique ou espagnol dans les décennies 1990-2000, constat sur lequel le colloque ne manquera de se pencher pour l’éclairer.
Concernant les conceptions, justifications et pilotages de ces réorganisations, il importe d’être attentif aux approches et effets attendus par les divers acteurs syndicaux – syndiqués, syndicats, fédérations et confédérations – ainsi qu’aux modalités, procédures et étapes, aux difficultés rencontrées, aux succès comme aux échecs, ajournements, etc. Dans cette perspective, il convient d’apprécier les restructurations engagées à l’aune du poids des organisations concernées dans les confédérations et leurs directions.
Les axes principaux du colloque
De l’ordre du jour du congrès de Limoges qui, en 1895, prévoyait de débattre d’un « plan général d’organisation corporative », à aujourd’hui, les mêmes questions demeurent. Qu’est-ce qu’une structure dans une organisation qui se propose de rassembler les salariés, de les défendre et d’agir avec eux pour transformer l’ordre existant ? Sur quoi l’ancrer ? Comment en délimiter les contours, l’articuler aux autres et la territorialiser ? Quels critères retenir pour apprécier son utilité et son efficacité ? Comment assurer sa pérennité sans la figer ?
À partir de là, trois grands axes semblent pouvoir être dégagés :
1. Le rapport au « métier », si prégnant aux origines du syndicalisme et souvent abordé sous l’angle du « corporatisme », à la fois condition de l’enracinement syndical et obstacle à une conception interprofessionnelle, de classe. Son retour en force, sur de nouvelles bases doit être évalué, en référence aux mutations qui ont affecté l’organisation du travail, les savoir-faire, les qualifications et les statuts, dont la multiplication brouille l’affirmation de collectifs homogènes.
2. Le fédéralisme, non moins présent dans une partie du syndicalisme hexagonal, dont on s’efforcera de cerner la persistance des références et la variété des usages, du point de vue des projets de transformation sociale, de l’autonomie revendiquée et du fonctionnement des organisations fédérées et confédérées, mais aussi en tant que principe perméable aux commodités du « corporatisme », voire d’un « syndicalisme d’entreprise », sinon « maison ».
3. Les échelons pertinents d’intervention et la capacité des autres acteurs, patronaux et étatiques, au gré des rapports de forces, à structurer le salariat et les champs professionnels. On sait combien le nouvel ordre managérial tend à ériger l’entreprise en cadre et niveau principal de négociation, voire de régulation, alors même que les modalités de l’internationalisation et de la financiarisation ébranlent les normes établies par l’État social et débordent les notions d’industrie et de branche au fondement des conventions collectives.
Ainsi le choix de privilégier l’étude des structures du syndicalisme professionnel ne vaut pas exclusion des formes territoriales du syndicalisme. Celles-ci pourront encore être évoquées à travers l’analyse des modes départementaux et régionaux d’organisation des fédérations professionnelles ou pour aborder la force structurante de certaines professions, à l’exemple des dockers dans les villes portuaires ou des mineurs dans les bassins charbonniers et ferrifères.
Il serait par ailleurs souhaitable que la fréquence des syndicats nationaux dans la fonction publique soit analysée du triple point de vue de ses causes, modalités et conséquences.
Enfin, si le colloque porte sur le syndicalisme professionnel hexagonal, la dimension internationale de la question invite à intégrer dans les contributions la question d’éventuels modèles syndicaux étrangers, ainsi que les problèmes posés aux fédérations nationales affiliées à des organisations professionnelles européennes et internationales.
Cela vaut également pour les fédérations du champ des services publics relevant de l’État ou des collectivités, et mérite une analyse sur les évolutions constatées dans leurs modes d’organisation, de fonctionnement et de coordination, en lien avec les évolutions institutionnelles nationales et communautaires, les dérèglementations et privatisations.
Conseil scientifique et d’organisation
Jérôme Beauvisage (IHS CGT) ; Sophie Béroud (Triangle/Université Lyon 2) ; Paul Boulland (CHS du XXe siècle/Université Paris 1) ; Patrick Bourgeois (IHS Fapt) ; David Chaurand (IHS CGT) ; Philippe Coanet (IHS Services publics) ; Sylvie Contrepois (Cresppa-CSU) ; Pierre Delanoue (IHS Cheminots) ; Gilbert Garrel (IHS CGT) ; Frank Georgi (CHS du XXe siècle/Université Paris 1) ; Michel Margairaz (IDHE.S/Université Paris 1) ; Marc Norguez (IHS Livre Parisien) ; Jean-Marie Pernot (Ires – CHS du XXe siècle/Université Paris 1) ; Michel Pigenet (CHS du XXe siècle/Université Paris 1 – Centre d’histoire sociale du XXe siècle) ; Karel Yon (Ceraps/Université Lille 2).
Publication du colloque
Les actes du colloque seront publiés au cours de l’année 2021.