Présentation
Depuis 1870, la République a souvent été la cible de poussées extrémistes où la droite est à la manœuvre pour abattre « la gueuse » (formule du bonapartiste Paul de Cassagnac, 1883). Nous proposons trois séquences électorales où les flambées d’extrême droite ont donné lieu à une énergique réaction républicaine. Ainsi nous examinerons successivement la réponse des républicains à la poussée boulangiste des années 1880, la réplique syndicale à la manifestation du 6 février 1934 et la création d’un front républicain pour contrer la vague poujadiste en 1956. Nous ne traiterons pas ici de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance, séquence particulière et relativement bien connue, qui n’a pas pour origine une séquence électorale.
L’aventure risible du boulangisme (1885-1891)
La nomination du général Georges Boulanger comme ministre de la Guerre dans le cabinet Charles de Freycinet en janvier 1886 va ouvrir la première crise politique sérieuse de la IIIe République qui verra le peuple de Paris conspuer le gouvernement au profit d’un individu qui sera ouvertement financé et soutenu par des forces d’extrêmes droites (monarchistes et bonapartistes).
À partir de 1888, le « brav’ général » enchaîne les succès électoraux en capitalisant sur le patriotisme toujours vivace du peuple parisien et sur le nationalisme naissant. Mais il est aussi ce « dégout collecteur » dont parle Maurice Barrès qui tire son dynamisme de la variété des mécontentements. Alors qu’elle fête le centenaire de la Révolution française, la République apparaît en danger ! C’est dans ce moment de crise, que de nombreux républicains, y compris radicaux, retrouvent le réflexe de la discipline et de la défense républicaine en mobilisant un héritage issu des combats républicains passés. Cinq actes principaux ponctuent cette bataille.
- En 1875, la majorité des députés républicains votent en faveur de lois constitutionnelles visant à organiser le régime républicain malgré de fortes réticences des radicaux (notamment à propos de l’amendement Wallon qui pérennise l’institution présidentielle).
- Le 16 mai 1877, le président monarchiste de la République, Mac-Mahon, écarte le républicain Jules Simon de la tête du gouvernement et dissout la Chambre majoritairement républicaine. Des modérés à l’extrême gauche radicale, les républicains font bloc scellant la défaite des monarchistes aux élections.
- En 1881, Léon Gambetta évoque l’indispensable « concentration républicaine », c’est-à-dire l’alliance de tous les républicains, au-delà de leurs clivages, face à une droite monarchiste toujours menaçante. Cette stratégie sera mise en œuvre avec succès lors du second tour des élections d’octobre 1885, où les républicains radicaux acceptent de revenir à la « discipline républicaine » en reportant leurs suffrages sur les candidats modérés les mieux placés contre la réaction.
- À l’initiative de Georges Clemenceau est fondée, le 23 mai 1888, la Société des Droits de l’homme et du citoyen qui rassemble diverses fractions de la grande famille républicaine résolues à faire prévaloir les principes du parlementarisme contre ceux qui dénoncent « les cinq cents rois fainéants ». Elle réunit, autour d’une base radicale, des socialistes possibilistes comme Jules Joffrin et des républicains opportunistes ou modérés comme Arthur Ranc, décidés à combattre le boulangisme « par la lutte sans merci contre toute entreprise de réaction ou de dictature ».
- La stratégie mise en œuvre par les républicains dans la perspective des élections générales prévues en octobre 1889 repose essentiellement sur deux lois : la première, votée le 11 février, rétablit le scrutin d’arrondissement ; la seconde, adoptée le 17 juillet, interdit les candidatures multiples. En dépersonnalisant ainsi la campagne électorale, les républicains mettent à nue la faiblesse structurelle de l’organisation boulangiste. Le scrutin d’arrondissement laisse ainsi le champ libre aux notables monarchistes, qui s’emparent bien souvent de l’étiquette boulangiste. C’est une façon pour les républicains de clarifier l’affrontement droite/gauche, sans être embarrassés par le prestige personnel du général. Dans presque toutes les circonscriptions, un candidat unique est désigné. Là où plusieurs anti-boulangistes se présentent, un engagement est pris de se désister en faveur du mieux placé.
Après la chute du boulangisme, les combats entre radicaux et modérés, devenus « progressistes », vont reprendre de plus belle, pendant toute une décennie. Mais l’affaire Dreyfus sera une nouvelle occasion de mettre en œuvre la défense républicaine qui débouchera en 1902 sur la victoire du Bloc des Gauches.
Le 6 février 1934, la République vacille sous les coups de l’extrême droite. La CGT réplique !
Avec la victoire du fascisme en Italie en 1922 et la nomination d’Hitler au poste de chancelier en janvier 1933, l’extrême droite étend son emprise en Europe. La France est absorbée par sa propre crise. Moins spectaculaire qu’aux États unis ou en Allemagne, la crise économique frappe néanmoins durement les catégories populaires. Mais ce qui retient surtout l’attention c’est le retour d’un antiparlementarisme latent. Dans ce contexte difficile, les forces de gauche, qu’elles soient politiques (PCF/SFIO/Radicaux) ou syndicales (CGT/CGTU/CFTC) apparaissent profondément divisées.
Or, depuis la rentrée parlementaire du 9 janvier 1934, les rues de Paris sont le théâtre d’émeutes quasi quotidiennes provoquées par les ligues fascistes et nationalistes qui exploitent sans vergogne les défaillances parlementaires, judiciaires et administratives révélées par les rebondissements de l’affaire Stavisky.
Inquiète de cette brutale dégradation du climat politique et social, la CGT rappelle dans un manifeste paru dans Le Peuple, le 31 janvier 1934, que « les libertés publiques seront défendues, s’il le faut, par la grève générale, car elles sont la condition essentielle du devenir social et de l’émancipation du travail. » Aucune mesure concrète n’est cependant prise.
L’annonce le 3 février de la révocation du préfet de police Chiappe exacerbe l’activisme des ligues fascistes. La fièvre nationaliste culmine le 6 février où, au terme de rudes échauffourées, la République semble un instant vaciller.
Le lendemain, la presse conservatrice se déchaîne contre le gouvernement assassin. À la Chambre, Édouard Daladier, promu par la droite au rang de « fusilleur de bon citoyens » et de protecteur « des escrocs et des voleurs » remet sa démission au Président de la République Albert Lebrun. Pour la première fois, une émeute pousse vers la sortie un gouvernement légalement constitué.
La CGT alerte aussitôt ses Unions départementales et la Commission administrative réunit à 16 heures décide « que contre les menaces de fascisme et pour la défense des libertés politiques, une grève générale de 24 heures devra être effectuée le lundi 12 février. » À 21 heures, un communiqué précise que « sur convocation de la CGT, les organisations suivantes : Ligue des Droits de l’Homme, Parti socialiste SFIO, parti socialiste de France, Parti Républicain-socialistes, Unité prolétarienne, Union anarchiste, Fédération ouvrière et paysanne, Chambre consultative des Associations Ouvrières de Production ont décidé de coordonner leur action » pour la préparation de la journée de grève générale.
Le 9 février, la Vie Ouvrière publie l’appel de la CGTU pour faire de la journée du 12 février 1934, une grève revendicative et politique de masse contre le fascisme et la dictature de la bourgeoisie.
Le 12 février, la grève générale est massivement suivie aussi bien à Paris qu’en province où près de 350 localités connaissent rassemblement ou manifestation. Au prix d’un cheminement complexe, une dynamique unitaire s’enclenche.
Le 27 juillet 1934, un pacte d’unité d’action est signé entre la SFIO et le PCF. Il permet aux deux formations d’engranger les succès lors des élections cantonales d’octobre 1934. C’est d’ailleurs durant cette campagne électorale que va apparaître pour la première fois, à l’initiative des communistes, le fameux mot d’ordre de « Front populaire pour le pain, la paix et la liberté ».
Les élections municipales des 5 et 12 mai 1935 sont également un succès. La mystique antifasciste unitaire emporte toutes les résistances. Le 14 juillet 1935, à l’appel du comité antifasciste Amsterdam-Pleyel de nombreuses manifestations sont organisées dans toutes la France. Dans les cortèges, La Marseillaise et l’Internationale résonnent à l’unisson. Un comité d’organisation de rassemblement populaire est créé à cette occasion auquel les dirigeants radicaux, jusqu’alors réticents, répondent positivement. Le Front populaire est né.
Il rassemble les principales forces organisées de la gauche politique et syndicale. Car cet élan unitaire va aussi permettre la reconstitution de l’unité syndicale brisée en 1921.
Certes, les discussions depuis 1934, sont âpres et difficiles et butent pour l’essentiel sur les questions de l’indépendance syndicale et des fractions politiques dans les syndicats. Quoiqu’il en soit, le 27 septembre, la CGT et la CGTU se mettent d’accord sur le principe de la réunification.
L’invasion de l’Éthiopie en octobre 1935 par Mussolini avive le clivage droite-gauche. Elle rend tangible la menace fasciste et pousse à consolider l’alliance du rassemblement populaire. À cet effet, le 11 janvier 1936, un programme élaboré par les différentes composantes du Front populaire est rendu public. Il est volontairement prudent. Face au fascisme, l’unité prime désormais sur toutes les autres considérations.
Face au Poujadisme
Au milieu des années 1950, la France va connaître une mobilisation inédite, commencée, dans ses premières manifestations antifiscales, dans le monde du petit commerce et de l’artisanat.
Très rapidement cette réaction catégorielle va s’étendre et prendre la forme d’une révolte des classes moyennes politiquement négligées depuis la Libération et qui vise en premier lieu les fonctionnaires et l’État accusés d’être au service « des trusts ».
Sollicitant un répertoire d’actions directes (grève de l’impôt, pillage des perceptions, etc.), souvent violent, le mouvement de Pierre Poujade emprunte beaucoup dans ses modes d’intervention à la ligue de défense paysanne d’Henry Dorgères qui a sévi dans l’entre-deux-guerres.
Son discours opposant les « petits » aux « gros » ravive une ancienne tradition radicale-socialiste. Le parti communiste français qui recrute une part importante de son électorat dans le prolétariat, souhaite étendre son influence à toutes les couches de la société et voit d’un bon œil, du moins dans un premier temps, une contestation pouvant lui permettre d’étendre son influence.
Mais très rapidement, le poujadisme s’engage dans un combat politique au cours duquel son opposition à l’État s’est constamment radicalisée. Le registre protestataire a basculé du corporatif au politique pour fédérer tous les mécontents. Lors de la préparation des élections législatives convoquées pour le 2 janvier 1956, un projet global s’esquisse qui ravive des thématiques maurrassiennes et se nourrit des discours d’extrême droite d’avant-guerre (opposition pays légal/pays réel – antiparlementarisme « sortez les sortants », antisémitisme, défense de l’Algérie française, etc.).
L’orientation réactionnaire voire fascisante du mouvement ne fait plus doute. Pour contrer cette menace les forces de gauche s’organisent.
Le parti communiste se déclare disponible pour un nouveau front populaire, proposition que rejette la SFIO (Guy Mollet) et le parti radical (Pierre Mendès-France).
Néanmoins une alliance électorale improvisée se met en place pour contrer le mouvement Poujade et trouver une issue à la guerre d’Algérie. Autour de Pierre Mendès France, figure tutélaire du Parti radical, le « front républicain » regroupe Guy Mollet (SFIO), François Mitterrand (alors à l’UDSR) et Jacques Chaban-Delmas. Mais le PCF n’y figure pas !
Le 2 janvier 1956 Poujade et son mouvement remportent les suffrages de 2 476 038 électeurs (12,6 % des voix) et obtiennent 52 élus au Palais-Bourbon (dont Jean Marie Le Pen).
Mais le grand vainqueur c’est le « Front Républicain » qui, disposant d’une large majorité, va pouvoir diriger le pays, sous la houlette de Guy Mollet (Troisième semaine de congé payé).
Face au mouvement poujadiste, la CGT semble hésiter. La révolte fiscale des artisans et commerçants rejoint d’une certaine manière les critiques syndicales de la fiscalité même si les solutions préconisées s’écartent sur bien des points. En outre, la CGT n’a pas pour habitude d’intervenir dans la formulation des revendications des couches sociales qu’elle n’a pas vocation à représenter.
Mais devant la radicalisation du mouvement et sa dérive droitière et fascisante. La CGT réagit ! Le 31 mars 1955, la Commission administrative de la CGT condamne les agressions visant les agents du fisc et le communiqué conclut que la CGT « combattra vigoureusement tout mouvement de caractère factieux ou toute tentative qui viserait à la destruction des libertés syndicales et démocratiques ».
Le cadre d’analyse est dorénavant clairement fixé et au lendemain des élections législatives la CGT appelle à développer l’unité d’action contre le mouvement poujadiste. Le 25 janvier 1956, le Bureau confédéral déclare avoir « examiné le développement de l’action fasciste du mouvement Poujade et les conditions d’une lutte de masse pour s’y opposer. […] C’est à la classe ouvrière unie, à toutes les forces républicaines qu’il incombe d’assurer la défense des libertés, […] d’organiser la riposte de masse ».