De l’origine d’un statut social
L’actualité de ces derniers mois et le conflit social qui se poursuit à la SNCF a mis en exergue le statut social spécifique des cheminots. Présenté par certains comme un privilège inacceptable ou par d’autres comme un coût insupportable porté par l’entreprise publique, ce statut visé par la loi réformant la SNCF a fait l’objet d’une campagne de dénigrement importante. Que connait-on du statut des cheminots et de ses origines[1]?
Les cheminots ne font pas exception au développement du monde ouvrier du XIXe siècle, les conditions de travail et le faible niveau des salaires sont à l’origine des contestations naissantes. Dans les chemins de fer aucune réglementation du travail n’existe, et malgré la rudesse du métier de cheminot, les responsabilités en matière de sécurité, le travail de nuit, le personnel est astreint à des journées de 15 à 16 heures[2]. Plusieurs catastrophes ferroviaires trouvent leurs causes dans ces excès, une ordonnance est donc produite le 15 novembre 1846, dans son article 64 il est défini que le ministère des Travaux Publics se doit de «déterminer les dispositions relatives à la durée du travail des agents qu’il juge nécessaire à la sécurité de l’exploitation». C’est ainsi que les premières limites dans la réglementation du temps de travail sont fixées à 12 heures pour les aiguilleurs en 1864 et les mécaniciens en 1891. Puis viendra la circulaire du 6 novembre 1894 qui impose un repos journalier minimum de 8 heures pour les agents chargés de la sécurité des circulations.
Des compagnies de droit divin ?
Les rapports des compagnies avec leur personnel dans cette deuxième moitié du XIXe siècle peut être décrit à gros traits ainsi : droit absolu des compagnies en matière de salaires, d’avancement, de suppression d’emploi et de peines disciplinaires ; impossibilité pour les agents de produire efficacement leurs réclamations. Cette tutelle patronale n’est pas sans effet sur la société cheminote et un bon observateur de la situation sociale des cheminots à la fin du XIXe siècle peut écrire : « la masse des cheminots était répartie dans une série de «groupes» hiérarchisés. Chaque groupe était formé de plusieurs métiers, appartenant aux divers services et défini par un minimum et un maximum de salaire, au sein desquels on multiplia les classes correspondant à une échelle progressive. […] la rétribution n’est pas attaché à la fonction, mais à la personne, ce qui signifie que la fixation du salaire dépend uniquement du […] rapport de l’ingénieur[3]. » La question de la reconnaissance des compétences et d’une plus juste évolution de carrière dégagée de l’arbitraire patronal fut l’un des premiers sujets de rébellion. Les différents syndicats qui se créent progressivement suite à la loi de 1884 font entendre leurs revendications et exigent d’être mieux impliqués dans la gestion des compagnies. Le journal du syndicat national des travailleurs des chemins de fer, La tribune de la Voie ferrée, est rempli de protestations véhémentes contre cet arbitraire évoquant les injustices et les actes de favoritisme. Ainsi naquirent deux revendications majeures : l’établissement de règles d’avancement et le contrôle des décisions par des représentants du personnel dans le cadre de commissions paritaires. Le syndicat national affirmait que l’une des conditions de l’unité et de la cohérence de l’organisation des chemins de fer était la mise au point d’un système unique d’évaluation des compétences basé trois piliers: la formation des agents, l’établissement de critères de choix dans les promotions et d’une seule procédure aboutissant à ces choix. Les dirigeants des compagnies sont vent debout contre ces revendications car très hostiles à la formation permanente et très attachés à la maîtrise totale des parcours professionnels. Un dirigeant de la compagnie du nord l’exprime ainsi : « nous devons chercher dans le personnel beaucoup plus d’esprit de discipline, de soumission, d’obéissance que de connaissances théoriques qui sont souvent ennemies de la discipline […] C’est en faisant du chemin de fer qu’on apprend son métier[4] ». Pourtant la spécificité du ferroviaire, les exigences en matière de sécurité et le développement du nombre de circulations vont obliger les compagnies à unifier et actualiser les règlements, à garantir une formation continue des agents et mettre en place un système de vérification de ces connaissances.
Une timide réglementation
Les syndicats cherchent des appuis politiques sur les sujets touchant à la réglementation du travail et les conditions d’exercice de certaines fonctions liées à la sécurité. Mais ils battent aussi le fer. La grève générale de 1898 est certes un échec immédiat, mais son retentissement oblige le gouvernement à des concessions. Le Ministre des Travaux Public, Pierre Baudin, prendra ainsi trois arrêtés en novembre 1899 portant sur la réglementation du travail des mécaniciens, des agents de trains puis des agents de gares dont « la fonction intéresse la sécurité des trains et des manœuvres ». Il faudra attendre l’arrêté du 10 octobre 1901 pour que les règles soient étendues aux agents de la voie et janvier 1904 pour que la loi de 1893 sur l’hygiène et la sécurité du travail des établissements industriels s’appliquent aux agents des ateliers du matériel les soumettant ainsi aux contrôles de l’inspection du travail. Mais seuls deux réseaux Midi et État créèrent des embryons de représentation professionnelle en 1901, le ministre Baudin instaurant en février et par décret des « comités du travail ».
Un régime pionnier
L’influence des syndicats va être croissante et le réseau de l’État sert de fer de lance à la revendication, la question de la nationalisation du réseau commence à émerger avec le principe de règles collectives et communes. Les conquêtes réalisées sur ce réseau permettent une extension des nouveaux droits aux autres compagnies. Le repos hebdomadaire pour tous fut gagné en 1907, alors que la loi du 13 juillet 1906 excluait les cheminots. Et surtout, un ordre général N°468 du 12 juillet 1907 institua une organisation générale et complète de la représentation du personnel. En 1909, Alexandre Millerand étend les comités du travail à tous les réseaux. La loi « Barthou » unifie et améliore les régimes de retraite des cheminots, car cette corporation figure parmi les premières à en bénéficier. Ce régime créé progressivement par les compagnies à partir de 1850 ne trouve pas ses origines dans un élan de philanthropie patronale mais dans la volonté patronale de fixer une main d’œuvre formée et qualifiée à la spécificité des métiers mais aussi de gagner la paix sociale. Les premiers régimes étaient propres à chaque compagnie et fonctionnaient par capitalisation individuelle avec cotisations ouvrières et patronales versées aux caisses de protection sociale gérée par le patronat. Après plusieurs dizaines d’années de projets systématiquement rejetés par le Sénat, l’unification du régime des cheminots, mais pas des caisses, est acquise par la loi du 21 juillet 1909, malgré l’opposition des compagnies. Il fallut néanmoins attendre une loi du 28 décembre 1911 pour proclamer leur rétroactivité, d’où son appellation de « régime de 1911 ». Son financement est alors assuré par une cotisation de 20% (15% de part patronale et 5% de part ouvrière). Le « régime de 1911 » a fait l’objet de plusieurs améliorations en 1919, 1934 et 1949, mais reste en vigueur dans ses principes essentiels. Concernant les très faibles salaires, c’est seulement en 1909-1910 que l’opinion publique se saisit du problème suite à une campagne de réunions syndicales et d’affiches dessinées par Grandjouan[5] qui attirent l’attention sur les salaires de « ces miséreux de la voie ferrée ».
La grève de 1910 un tournant ?
Le premier texte ouvrant la voie à un statut trouve son origine suite à la grève dites de la « Thunes » en octobre 1910[6]. Il fut élaboré à la hâte par Aristide Briand qui dépose un projet de loi le 22 décembre. Son but est pervers puisqu’il entend assimiler les agents à des fonctionnaires visant ainsi une suppression du droit de grève. Cet objectif provoque le rejet des syndicats mais aussi celui des compagnies qui refuse de se voir imposer des clauses statutaires qui leur ôtent toute autonomie de gestion. En 1911, lorsque le réseau de l’État absorbe l’ensemble du réseau Ouest, il fut décidé d’uniformiser le statut pour l’ensemble des cheminots de cette nouvelle entité. C’est son directeur, Albert Claveille qui est chargé de bâtir et de publier le texte de référence. Il fixe des règles qui concernent le recrutement, l’avancement, la discipline et les sanctions. Après bien des retouches et des améliorations réalisées sous la pression syndicale, ce système apportait une première réponse à la revendication des cheminots. Il sera publié officiellement le 30 août 1912. La période de guerre et « l’Union sacrée » marquent une pause pour les avancées sociales. Dès 1917 la mobilisation reprend sur des bases revendicatives liées aux salaires et aux conditions de travail, les chemins de fer ayant traversé la guerre sous la direction de l’autorité militaire. En 1918, des grèves se déclenchent dans différents établissements contre l’avis de la direction fédérale. Claveille devenu ministre lâche du lest et s’engage sur un statut uniforme étant conscient que le particularisme des réseaux est nuisible à l’organisation des transports ferroviaires. Prenant acte de cette volonté ministérielle, l’élaboration d’un statut unique, à laquelle la jeune fédération sera associée, est votée à l’unanimité lors de son 1er congrès en juin 1918. L’année 1919 est marquée par de grandes luttes ouvrières pour la journée de 8 heures et le relèvement des salaires. Les cheminots s’engagent fortement dans ces mobilisations. Les compagnies, soutenues par Clémenceau qui applique une politique très répressive vis à vis du mouvement social, s’opposent à toutes les revendications. Des dirigeants syndicaux sont lourdement sanctionnés certains étant révoqués et même emprisonnés comme Lucien Midol[7] du PLM. L’effervescence sociale se poursuit, elle débute dès janvier 1920 à Périgueux et s’étend progressivement à une quinzaine d’établissements de maintenance du matériel en février. Ces batailles syndicales permettent quelques victoires partielles sur des revendications portant sur les conditions d’hygiène et de travail dans les ateliers. Lors de ces actions des mots d’ordre portant sur la nationalisation, l’échelle de traitement et le statut se font entendre car les cheminots mesurent que les compagnies freinent toutes les études sur le statut unique. On ne peut déconnecter cette période de lutte du climat interne à la fédération des cheminots. De très fortes tensions existent entre une direction fédérale peu encline à l’action dans la suite des choix de 1914 et un courant révolutionnaire très actif qui prend de l’ampleur dans les batailles sociales. Sentant monter la contestation et le poids pris par les révolutionnaires à l’approche du 3e congrès fédéral, les compagnies acceptent des négociations sur le principe d’un statut unique avec la direction fédérale qui donnent à peu près complète satisfaction aux délégués, sauf sur la question des sanctions. Elles entendaient ainsi fracturer l’organisation syndicale et en terminer avec les meneurs des mouvements. Mais la mobilisation ne faiblit pas et il faudra le recours à une médiation du Président du Conseil pour qu’un accord soit trouvé le 1er mars 1920, prévoyant qu’il n’y aurait pas de sanctions pour faits de grèves et que des échelles de salaires uniques seraient rapidement déterminées. Cela sera fait le 26 mars en même temps que le rapport de Théodore Tissier chargé d’élaborer le statut tant attendu sur le modèle de celui en vigueur sur le réseau de l’État sans qu’en aucun cas les avantages accordés au personnel puissent être diminués. Il fallut donc revoir le « dictionnaire » des métiers, les appellations des titres des différentes fonctions des réseaux, la terminologie des grades, la classification du personnel en catégorie et groupes, déterminer des délais maxima et minima dans chaque échelon afin d’uniformiser l’ensemble de ces critères au plan national. C’est dans ce contexte que les cheminots obtinrent fin avril 1920 un statut applicable à tous les réseaux comprenant 15 jours de congés payés, la sécurité de l’emploi, les délégués du personnel et au comité du travail, l’échelle de traitement débutant à 3800 francs par an à l’échelle 1, deux indemnités, une vie chère à 1080 franc et celle de résidence à 1200 francs pour Paris. Il est un des premiers contrats collectifs, avec celui des mineurs, admis par le patronat. Il peut donc être apprécié comme le résultat appréciable de puissantes luttes inscrites dans la durée.
Répression antisyndicale
Lors du congrès fédéral d’Avril 1920 salle Japy à Paris du 22 au 25 avril 1920, la nouvelle direction élue est issue du courant révolutionnaire ayant animé les grève de janvier et février. La principale annonce fut la grève pour le 1er mai 1920, soit seulement 6 jours après le congrès. Cette décision, votée dans une profonde division (174 130 voix pour et 147 932 voix contre), s’explique par le fait que les compagnies ne respectent pas les accords de mars sur les sanctions. Les mots d’ordre sont la nationalisation, la réintégration des révoqués, l’abandon des poursuites judiciaires et la reconnaissance du droit syndical. Cette grève dura environ un mois, elle fut sévèrement réprimée par le gouvernement et un patronat revanchard, près de 15 000 révocations furent prononcées. La fédération sort affaiblie de cette lutte, les dissensions internes ne firent qu’augmenter jusqu’à la scission de 1921 entre confédérés et unitaires. L’ancienne fédération des Mécaniciens et Chauffeurs se reforma, le regroupement des cadres donna naissance à la Fédération des Cadres, le syndicat professionnel formé le 1er mai 1918 en prolongement de l’Union catholique du chanoine Reymann adhéra à la CFTC en octobre 1920. Le patronat ne tarda pas à profiter de la désunion syndicale pour réduire la portée des mesures accordées, cela se traduisit dans le textile et les chemins de fer par la suppression des primes de vie chère.
[1] Moineau (Janny), ‘De l’arbitraire patronal au statut de 1920’, in Les cahiers de l’Institut CGT des cheminots, numéro 54, 3e trimestre 2015, pp.4-23.
[2] Se reporter aux descriptions du périodique édité par de Janzé (Charles-Alfred), Les Serfs de la Voie ferrée, 1ère année, n° 1-25, 1882 et 2ème année, n°26, 1883.
[3] Caron (François), Histoire des chemins de fer en France, 1740-1883, Fayard 1997, 706 pages.
[4] G. Noblecourt, dirigeant de la Cie du Nord, cite par Moineau (Janny) in Cahiers de l’IHS CGT Cheminots N°54.
[5] Jules Grandjouan, libertaire, révolutionnaire et antimilitariste passionné par le dessin engagé. Auteur de nombreuses affiches et dessins publiés dans la Voix du peuple entre 1908 et 1910.
[6] Se reporter à Vincent (Pierre), Narritsens (André), La grève des cheminots d’octobre 2010, Montreuil, Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, numéro 115, septembre 2010, pp. 5-11.
[7] Lucien Midol ingénieurs des arts et métiers, mécanicien du PLM, Secrétaire de l’Union PLM en 1917 puis Secrétaire Général de la CGT-U des cheminots de 1924 à 1934.