Rassemblement de gilets jaunes

Dossier

Mieux comprendre le mouvement des gilets jaunes.

Regards de chercheurs pour une perspective historique.

Présentation

Depuis le mois d’octobre 2018, le mouvement dit des « gilets jaunes » marque l’actualité politique et sociale. Plusieurs spécialistes de l’histoire des mouvements sociaux ont eu l’occasion de proposer dans les médias une analyse à chaud cherchant à donner un peu de profondeur historique à ce mouvement. Nous proposons ici une sélection, non exhaustive, de ces interventions.

Vous trouverez également ci-dessous l’article de Michel Pigenet, historien, modérateur du Conseil scientifique de notre Institut, publié dans les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale (n°148, décembre 2018) intitulé Des carmagnoles jaunes ?

Sélection sur le web

Des carmagnoles jaunes ?

Par Michel Pigenet, historien, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Peut-on lire dans les revendications parfois confuses des gilets jaunes l’émergence d’une « politique populaire » qui trouve sa source dans l’affirmation d’un socle minimal de solidarité fondé sur l’expression d’une éthique égalitaire et la valorisation du travail. L’historien livre ici son regard.

La fin de l’année 2018 aura été marquée par le mouvement des gilets jaunes. Son surgissement soudain et sa propagation rapide à l’ensemble du territoire national, outre-mer compris, doivent beaucoup aux réseaux sociaux, dont les chaînes d’information ont amplifié l’écho. L’inédit réside moins, toutefois, dans l’outil de communication détourné en organisateur collectif, que dans la spontanéité d’une mobilisation initiée hors de toute structure préexistante. Atout majeur, cette caractéristique lui a permis d’arguer de la défaillance des corps intermédiaires pour les tenir à distance irrespectueuse jusqu’à sommer les députés de « transposer en loi » les « directives du peuple ». Fait non moins essentiel, le 10 décembre, Emmanuel Macron, très vite pris pour cible, a dû se résoudre à des concessions inenvisageables des mois plus tôt. Sans rien céder, toutefois, des orientations probusiness de sa politique.

Des semaines durant, les gilets jaunes ont non seulement franchi avec succès les écueils, entre « feu de paille » et pourrissement, de la durée, mais se sont risqués à l’épreuve, ô combien délicate, du programme revendicatif. Aux aguets, les commentateurs ont pointé d’indéniables ambiguïtés, à l’exemple de la « diminution de l’assistanat », de tonalité néo-libérale, et contradictions, telles les demandes simultanées d’« augmentation des retraites » et de « baisse des ‘charges’ patronales » qui concourent à les financer. Avec leurs mots, sous lesquels percent des bribes de mots d’ordre familiers à la CGT, les gilets jaunes ont avancé un ensemble d’exigences sociales et de propositions institutionnelles. Leur déroulé relève moins du programme de gouvernement en bonne et due forme, mais pose les conditions d’une rupture avec des décennies de subordination du politique aux « lois du marché ». De la justice fiscale au droit de vivre décemment de son travail, elles procèdent d’une aspiration politico-morale à l’égalité et à la dignité. Leur force persuasive a rencontré les attentes d’un vaste « bloc populaire » plus sensible à l’affirmation d’intérêts partagés qu’aux repérages de clivages partisans émoussés. Sur la lancée, le mouvement a enclenché le processus de coagulation-reconnaissance de la France des « petits », du travail « dur », mal payé, aléatoire. Celle, aussi, des déserts syndicaux.

À travers lui, les classes populaires ont réappris à prendre la parole, à entendre parler d’elles et à se faire entendre. Après des décennies d’effacement de la centralité ouvrière qui, jadis, lui donnait corps, voix et perspectives, la question sociale s’invitait à nouveau dans l’espace public. La chose n’allait pas de soi pour ces « invisibles » de toutes les périphéries, territoriales, sociales et, souvent, syndicales, cantonnées au rôle de forces d’appoint d’alternances politiques pressées de les oublier, quand elles ne stigmatisaient pas leur propension à l’abstention ou au vote « populiste ». Eux-mêmes semblaient définitivement résignés à cette subordination civique.

Face à la coalition improbable de vaincus des vieux bassins industriels, de salariés précaires, d’autoentrepreneurs et d’artisans au statut social incertain, de retraités, le pouvoir et ses relais ont cherché ses points faibles et ses failles, misé sur l’inégal degré d’engagement. « Liker » sur Facebook, arborer le gilet à l’avant d’une voiture ou le revêtir, klaxonner à un rond-point, l’occuper, s’y retrouver le samedi ou s’y relayer nuit et jour… tous les gestes comptent, mais ne se valent pas. Les plus cyniques ont espéré que la gravité et la répétition des violences provoqueraient une demande d’ordre propre à isoler le cœur militant et minoritaire du mouvement de la population qui le soutient. À cette fin, les autorités ont mobilisé un dispositif policier guère plus tenable que souhaitable en démocratie et couvert à l’avance les « bavures » qui n’ont pas manqué de se produire. Sans réussir à obtenir de basculement significatif de l’opinion, toujours plus critique envers un exécutif débordé et isolé.

La dérive néo-poujadiste, latente sous l’exaspération antifiscale, que la droite, le patronat et le gouvernement n’ont pas renoncé à canaliser en mot d’ordre de « baisse des dépenses publiques », semble avoir été submergée par la demande de justice fiscale et de services publics. La caricature de beaufs excités, xénophobes et homophobes, n’a pas davantage résisté aux images de femmes et d’hommes réunis autour des braséros des barrages filtrants, à l’écoute des uns et des autres, dans le sérieux et l’émotion d’une fraternité retrouvée.

Si l’histoire aide à comprendre le présent, les gilets jaunes de 2018 sont moins les héritiers des boutiquiers poujadistes de 1953, révoltés contre la législation sociale, ou des ligueurs des années 1930, dressés contre la « gueuse », que ceux des sans-culottes de 1791-1794. La dénomination, d’abord péjorative, visait le manque d’élégance du petit peuple des faubourgs. En foi de quoi, les sans-culottes firent du port du pantalon, mais aussi de la « carmagnole » – un  gilet ! – et du bonnet phrygien, le signe de reconnaissance des partisans de l’égalité. Maintenus en marge des nouvelles institutions par le suffrage censitaire, ils n’eurent de cesse de réclamer le suffrage universel par voie de pétitions et de « journées » insurrectionnelles. Celle du 10 août 1792 fut décisive pour renverser la monarchie et instaurer la République, dont ils attendaient qu’elle soit attentive aux plus humbles et développe des procédures de démocratie directe par le mandat impératif et le contrôle des élus. La Constitution de 1793 s’en inspire qui, par une nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame que les « secours publics » aux « malheureux » sont une « dette sacrée » (art. 21), assimile « l’instruction » au « besoin de tous » (art. 22) et assure que si « le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est (…) le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » (art. 35). De ce moment fondateur jusqu’à nos jours, la pression populaire a contribué à ce que, en France, la République soit porteuse d’espérances qu’exprimèrent longtemps les vivats en faveur d’une « République démocratique et sociale », définition inscrite depuis 1946 dans le préambule de la Constitution.

Affirmer n’est pas réaliser, mais le volontarisme républicain aidant, la construction de l’État social a permis de progresser sur cette voie. La légitimité d’un pouvoir politique, condition du consentement à son autorité dépend, en effet, de sa capacité à respecter le pacte de « bon gouvernement » qui le lie aux citoyens. S’agissant des critères, deux grandes préoccupations se détachent, dont la mise en œuvre se vérifie dans le quotidien. La première concerne la sécurité, considérée sous l’angle de l’efficacité administrative, de la sûreté individuelle et de la protection sociale. La seconde, à travers la justice, recouvre les références éthiques d’une autorité exercée au nom de l’« équité », du « bien commun » et de « l’intérêt général ».

Le détricotage de l’État social entamé à partir du milieu des années 1980 a eu pour prix le décrochage progressif de larges fractions du peuple d’avec la politique instituée. Celle-ci, imprégnée de juridisme, procédurière, portée à l’abstraction et à la valorisation des opinions individuelles est étrangère à l’univers des classes populaires qui, évitant de s’y aventurer, ont appris à user de ses ressources pour en infléchir tant soit peu le cours. À la croisée des impératifs de l’existence, des solidarités primordiales et de l’expérience réitérée de la domination, une « politique populaire » a émergé en creux. Ancrée dans le quotidien, la proximité, l’immédiateté, elle participe d’une éthique égalitaire du « juste » et du « faire ». À ce titre, elle participe d’une politique « directe » et « en actes », où le geste prolonge la parole par ses effets concrets : le pain, le salaire, l’emploi… Tenues pour « archaïques » ou « infrapolitiques », ses pratiques, objectifs et valeurs ne possèdent pas moins une dimension politique, voire s’érigent en alternative à la politique instituée. Dans le passé, les sans-culottes, les communards, les syndicalistes-révolutionnaires ou les communistes ont tenté d’en préciser le contenu et les contours.

Ceci pour l’histoire, laquelle ne se répète jamais à l’identique. Dans le sillage de précédentes alertes, la contestation actuelle, sociale et politique, ébranle les institutions à bout de souffle de la Ve République, que l’exacerbation de la verticalité macronienne et l’accélération néo-libérale achèvent d’éloigner du gros des citoyens. Des regroupements de régions aux communautés de communes en passant par la disparition des services publics de proximité ou la réduction drastique des institutions représentatives de salariés et demain, peut-être, la diminution du nombre des parlementaires vont de pair avec la volonté de comprimer les budgets sociaux. Sous l’affaiblissement de l’État républicain et organisateur collectif au service de l’intérêt général, perce la vieille face « régalienne » et prédatrice de l’État gendarme cher aux classes dominantes.

La radicalité rugueuse et insolente des gilets jaunes dérange, déconcerte, mais surtout interpelle la gauche et les syndicats, qui ne l’ont pas vu venir, quand bien même ils l’espéraient. Pas comme ça ni à ce point en dehors d’elles, sinon contre. Non sans précautions et réticences, la rencontre s’était avérée plus facile avec les Indignés de 2011 ou Nuit debout, en 2016, dont le parcours des initiateurs, les références et la sociologie s’accordaient à celles de nombreux militants. La mobilisation actuelle n’invalide pas pour autant les expériences et le savoir-faire, fruits de plus d’un siècle d’action et d’organisation du mouvement ouvrier. À sa manière, il prend acte des échecs répétés, face à la détermination de gouvernements successifs, d’actions de plus grande ampleur, souvent comprises ou soutenues, elles aussi, par la majorité de la population.

Dans la course de vitesse engagée avec les fausses issues obscurantistes, nationalistes et xénophobes aux colères populaires, il importe de ne pas rater le coche et de saisir ce que recèle et ouvre l’insubordination des gilets jaunes aussi flagrantes qu’en soient les limites. La démarche, aux antipodes de tout paternalisme et récupération, suppose d’oser repenser les méthodes et projets de transformation sociale à l’aune de la politique populaire. À suivre…


Pour citer cet article : Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, n°148, décembre 2018, pp. 14-15.

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