Présentation
En 1830, la France pouvait se croire à l’abri des grandes mortalités. La dernière épidémie de peste remontait en effet à 1720 et la vaccine avait vaincu la petite vérole. Mais une maladie inconnue plongea l’Europe dans l’effroi en 1831-1832. Retour aujourd’hui sur l’épidémie la plus mortelle du XIXe siècle …
1832 – « Peur bleue » à Paris et lutte des classes
En 1836, dans un article de la Revue des deux mondes, Emile Littré distingue trois types de maladies : celles qui sont individuelles, telles les plaies ou les fractures ; celles qui sont spéciales à certaines contrées et n’en sortent pas, et il cite à ce propos l’exemple du bouton d’Alep et puis celles qui ont pour caractère d’envahir une immense étendue de pays et, « ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’elles n’ont pas une durée indéfinie ; je veux dire qu’elles ne sont pas aussi anciennes que les races humaines, que nos histoires en connaissent l’origine, que les unes sont déjà éteintes et ne sont pas arrivées jusqu’à nous, et que les autres, qui les remplacent, n’ont pas affligé nos aïeux et sont peut-être destinées à cesser à leur tour. Ce sont de grands et singuliers phénomènes. On voit parfois, lorsque les cités sont calmes et joyeuses, le sol s’ébranler tout à coup, et les édifices s’écrouler sur la tête des habitants ; de même il arrive qu’une influence mortelle sort soudainement de profondeurs inconnues et couche d’un souffle infatigable les populations humaines, comme les épis dans leurs sillons. Les causes sont ignorées, les effets terribles, le développement immense ». Littré généralise donc cette notion de début et de fin des maladies et insiste sur le caractère très meurtrier qu’elles ont revêtu.
À cet égard, de profonds remaniements ont cours durant le XIXe siècle. Parmi la cohorte des maladies infectieuses qui continuent d’affliger l’espèce humaine, une redistribution s’effectue ; certaines, à l’instar de la peste, de la variole, ou de la dysenterie tendent à disparaître alors que d’autres, comme la tuberculose par exemple prennent une dimension jusqu’alors inconnue. Des nouvelles maladies apparaissent comme la méningite cérébrospinale ou la poliomyélite. Mais aucune n’aura un retentissement comme le mal nouveau qui, à partir de 1831-1832, va déferler sur l’Europe. Le mystère qui l’entoure et l’effroyable mortalité que le vibrio cholerae provoque à chacune de ses premières apparitions (1831-1832 ; 1849 ; 1854-1855) vont alimenter l’une des dernières grandes peurs européennes. Il sera surtout le révélateur féroce des failles et des ombres de la société bourgeoises.
À l’origine de l’épidémie, un vibrion de deux millièmes de millimètre de long muni d’un cil vibratile lui assure une grande mobilité. Il est très vivace, particulièrement, à température ordinaire dans les milieux humides et légèrement alcalins. L’épidémisation se fait soit : par un cycle court par contact direct (poignée de main) ou indirect (latrines, couverts de table, etc.) ; ou par un cycle long quand le bacille séjourne et croît longuement dans un milieu favorable (eaux usées par exemple).
La contamination se fait alors par ingestion d’aliments ou boissons souillés ; la voie digestive étant l’unique porte d’entrée du vibrion. L’estomac et l’acidité des sucs gastriques sont toutefois pour lui une barrière difficilement franchissable et l’on estime qu’un dixième seulement des personnes contaminées est malade. À l’inverse, le duodénum et le pancréas sont pour lui des milieux très propices à son développement, permettant ainsi aux vibrions d’envahir les muqueuses intestinales. En lui-même le bacille cholérique n’est pas pathogène, c’est la réaction immunitaire qu’il provoque, qui va libérer la toxine mortelle pour l’homme. Celle-ci multiplie par 10, voire 20 fois la sécrétion d’eau par les parois intestinales. Cette déshydrations massive et brutale détruit les équilibres ioniques du corps et provoque de terribles crampes musculaires qui donnent aux visages des victimes leurs allures si caractéristiques : c’est le « fameux sourire sardonique » qu’on retrouve également chez les patients atteints du tétanos. La mort survient très rapidement après les premières manifestations de la maladie (diarrhées, vomissements…), mais passé le troisième jour, les chances de guérison sont grandes.
Connu depuis des temps immémoriaux, le choléra n’était pratiquement jamais sorti de son foyer endémique situé dans le bassin du Gange en Inde. Or, en 1817, puis en 1826, de fortes poussées épidémiques éclatent au Bengale. Les militaires et les commerçants britanniques, qui sillonnaient à l’époque le joyau colonial anglais, se firent involontairement les complices de sa propagation et transmirent le choléra aux populations nomades de l’Asie centrale qui contaminèrent à leur tour la Russie par l’Oural dès 1826.
Engagées sur de nombreux fronts, les armées du Tsar, contribuèrent, lors des guerres russo-persannes (1826-1828), russo-turques (1828-1829) ou russo-polonaise (1826-1831) à étendre l’épidémie et lui donner un écho mondial.
Après la Pologne (touchée en novembre 1830), le vibrion atteint la Hongrie et Berlin au début de l’année 1831. De là, l’épidémie gagne l’Europe de l’Ouest par les mers. Celui qu’on appelle alors le choléra-morbus fait son apparition en Angleterre en décembre 1831 et touche la France vraisemblablement en mars 1832 où des cas sont signalés à Calais dès le 15 mars.
En quelques jours, la maladie atteint Paris, entre le 26 mars et le 1er avril. « Les grandes mortalités sont devenues plus rares », pouvait écrire en 1823 un statisticien de la ville de Paris. D’où la surprise, puis l’effroi des parisiens devant ce renouveau brutal de la mort. Les chroniques écrites pour l’Allgemeine Zeitung d’Augsbourg par le poète Henri Heine ont admirablement rendu le caractère foudroyant de la maladie :
« Son arrivée fut notifiée le 29 mars, et comme c’était le jour de la mi-carême, qu’il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards où l’on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais ; les rires les plus présomptueux couvraient presque la musique éclatante ; on s’échauffait beaucoup au chahut, danse peu équivoque ; on engloutissait à cette occasion toutes sortes de glaces et de boissons froides quand tout à coup, le plus sémillant des arlequins sentit trop de fraîcheur dans ses jambes, ôta son masque et découvrit à l’étonnement de tout le monde un visage d’un bleu violet. On s’aperçut tout d’abord que ce n’était pas une plaisanterie et les rires se turent, et l’on conduisit bientôt plusieurs voitures du bal à l’Hôtel-Dieu […] où le plus grand nombre moururent. […] On prétend que ces morts furent enterrés si vite qu’on ne prit pas le temps de les dépouiller des livrées bariolées de la folie et qu’ils reposent dans la tombe gaiement comme ils ont vécu » (Heine Henri, de la France, Gallimard, coll. Tel, 1994, p. 110).
Tout confirme l’impression laissée par le poète allemand, l’attaque du choléra fut d’une violence inouïe, brève, meurtrière. Voici quelques chiffres, durant la durée totale de l’épidémie, c’est-à-dire du 26 mars au 30 septembre, le choléra décima 18 402 personnes dans l’enceinte parisienne, dont 12 733 pour le seul mois d’avril. Le 31 mars, sur les 249 malades déjà identifiés, quatre-vingt-six n’existaient plus. Au plus fort de l’épidémie, le 10 avril, il y eut jusqu’à 848 morts en une seule journée.
Cette brutalité de l’épidémie surpris jusqu’au gouvernement même qui, depuis 1831, surveillait avec attention les progrès de l’épidémie de Varsovie à Londres. Des mesures furent prises, sur ordre du préfet de police Henri Gisquet. On tenta ainsi d’assainir les cloaques les plus sordides, des ruelles particulièrement infectées furent fermées, les fossés des boulevards, qu’on estimait trop dangereux à curer, étaient arrosés d’eau chlorurée. Certains quartiers furent submergés par les eaux du canal Saint-Martin pour nettoyer les immondices qui les encombraient…
Utiles sans doute, ces actions n’enrayèrent pas l’extension du mal dont la puissance destructrice va bien au-delà des possibilités administratives et humaines de l’époque. Car le choléra frappe une ville malade. Louis Chevalier, dans son classique Classes laborieuses, classes dangereuses souligne combien cette épreuve du choléra, qui plonge la ville dans un monstrueux cauchemar, n’est pas un accident exceptionnel survenu dans des circonstances également exceptionnelles mais bien la conséquence d’évolutions antérieures et « la révélation d’un état biologique, économique et social qui n’avait fait que s’aggraver depuis les dernières années de la Restauration ». Ce que révèle l’histoire, c’est bien, d’une part l’inadaptation grandissante de la ville à sa population ; d’autre part, et en raison de cette inadaptation, l’aggravation des conditions de vie du peuple parisien.
L’accroissement de la mortalité qui se produit de la Restauration aux années 1830 témoigne de cette pathologie urbaine. Voyons les chiffres. Pour 1.000 individus compris entre 20 et 39 ans, la mortalité présente l’évolution suivante :
1817-1820 : 42
1821-1825 : 46
1826-1830 : 48
1831-1835 : 56
Mais d’autres manifestations révèlent les maux qui rongent Paris : la criminalité s’étend ; de même que les violences ouvrières qui redoublent aux abords des ateliers fermés ; les suicides qui frappent avant tout les classes populaires et la multiplication des cas d’infanticide ou bien d’abandons d’enfants. Pour ces années « la mort sous toutes ses formes est la mesure d’une misère qui dépasse […] les possibilités individuelles de résistance physique et aux tréfonds de laquelle la description économique n’atteint pas ».
Cette réalité n’échappe pas aux contemporains. Louis-René Villermé y consacre une grande partie de ses recherches. Ce que montrent ces travaux, c’est bien l’envers de la société bourgeoise. La ville lumière a ses ombres. Déjà apparaissent ces faits que le choléra accusera : Dans les cloaques et les bouges de la rue de la Mortellerie, si ironiquement dénommée, des rues Mouffetard, de la Clef, de l’Oursine, des Charbonniers… s’entasse une population trop nombreuse « d’ouvriers de toute espèce, de chiffonniers, de balayeurs, de terrassiers, vit dans le besoin et meurt à l’hôpital ».
Paris vit, en fait, une crise multiforme, à la fois sociale et démographique. Entre 1789 et 1836, la population parisienne augmente brutalement, passant de 524.000 à 866 000 alors que le cadre urbain demeure lui inchangé. Les quartiers neufs restant réservés aux classes aristocratiques et bourgeoises, c’est dans les vieux quartiers déjà surpeuplés que les nouveaux arrivants s’installent. Or, Paris est une ville sous équipée en infrastructures sanitaires. Si l’on construit des églises, des casernes, des théâtres, la voirie est en déshérence et l’immonde Montfaucon continue d’empoisonner la ville, offrant par ailleurs un terrain privilégié pour la propagation du bacille cholérique.
Déjà dans l’impossibilité d’absorber les vivants, la ville de Paris doit avec le choléra affronter « l’hallucinant spectacle d’une ville embouteillée par ses propres cadavres ». Nous pouvons lire dans le rapport officiel déjà nommé que « dès lors il fut facile de prévoir que les moyens de transport de l’entreprise des convois allaient devenir insuffisants […] la maladie allant encore plus vite que leur ouvrage […] l’idée vint alors d’avoir recours à des fourgons d’artillerie. […] mais le bruit de ferraille […] interrompait douloureusement le sommeil des habitants et [ces voitures n’étant pas suspendues], les fortes secousses imprimées dans la marche aux cercueils qu’elles portaient, en déclouaient les planches, en chassaient le corps, et […] laissaient échapper un liquide infect qui se répandait dans l’intérieur des voitures et de là sur le pavé. Dès le lendemain il fallut abandonner ce moyen. Cependant […] les morts s’accumulaient dans les maisons, dans les hôpitaux ; […] Alors on se décida à faire servir à l’enlèvement des corps ces voitures que les tapissiers employent pour transporter leurs meubles. Celles-là du moins, larges et bien suspendues, n’avaient point l’inconvénient des cahots, et présentaient l’avantage de pouvoir placer un grand nombre de cercueils à la fois. Leur service d’ailleurs, facilement dirigé sur tous les points de la Capitale, ne laissait plus craindre les dangers d’un encombrement redoutable. Mais la vue de ces nouveaux chars funèbres, qui s’avançaient lentement au milieu des rues, retardés par le poids du triste dépôt dont ils étaient chargés, portaient dans l’âme des citoyens, et des femmes surtout, une telle impression de douleur et d’effroi, que l’on fut bientôt obligé de renoncer à s’en servir ».
Outre ce spectacle désolant de « ces omnibus de morts », l’aspect mystérieux de la maladie frappe autant que le nombre des victimes. La médecine traditionnelle est impuissante à expliquer le mal qui décime la foule des quartiers. Celle-ci cherche des responsables sinon des coupables. La panique ravive la défiance, bourgeois et gens du peuple s’accusent mutuellement de tout le mal et voit dans la présence des uns et des autres une menace pour sa propre sécurité.
Pour les bourgeois, le choléra est d’abord et surtout affaire des classes populaires. Les premiers récits et les commentaires cyniques qu’en donne la presse conservatrice, les confortent dans cette opinion : « Hier en effet un homme est mort dans la rue Mazarine. […] Aujourd’hui neuf personnes ont été portées à l’Hôtel-Dieu ; sur les neuf quatre ont succombé avant six heures du soir. Tous les hommes atteints de ce mal épidémique, mais que l’on ne croit pas contagieux, appartiennent à la classe du peuple. Ce sont des cordonniers, des ouvriers qui travaillent à la fabrication des couvertures de laine. Ils habitent les rues sales et étroites de la Cité et du quartier Notre-Dame ». Mais ce simple fait contient une menace sociale à peine voilée. Imprégnées de considérations morales, la presse bourgeoise pointe l’oisiveté, la misère et l’alcool comme les principales causes de la maladie.
Mais début avril, rien ne semble plus pouvoir arrêter le « Bonhomme choléra », surtout pas les frontières de classe. Dorénavant, chaque parisien, aisé ou misérable, se sent personnellement menacé de la diarrhée et des vomissements qui, en quelques heures, accablent le voisin, le parent ou l’ami : « Pourquoi, écrit Eugène Roch, craignent-ils tant, ces hommes riches de laisser périr de maladie les mêmes êtres qu’en d’autres jours ils n’empêchent pas de mourir de faim ; c’est que l’indigence ne se gagne pas par l’infection ou par ébranlement du système nerveux. Sachez que le choléra est dans vos mansardes, qu’il peut tout-à-coup descendre et franchir les trois étages qui le séparent de vos chambres à coucher ».
Peur du choléra et menace sociale se confondent et la propagande carliste exploite abondamment cette angoisse en faisant le lien entre révolution et épidémie. Beaucoup de bourgeois, y compris libéraux partageaient cette croyance. Certains pensèrent que le mieux était sans doute d’abandonner leurs concitoyens au fléau. Un mouvement de panique semble saisir la bourgeoisie. Dans les journées des 5, 6 et 7 avril, 618 chevaux de poste sont retenus et le nombre des passeports augmente de 500 par jour. Mouvements confirmés par le Directeur de l’Opéra qui signale dans ses Mémoires d’un Bourgeois de Paris que les billets pour la représentation de Robert le Diable, achetés au prix fort le 6, ne trouvaient plus preneurs le lendemain, et que l’on joua devant une salle vide. La « peur bleue » écourtait la session parlementaire, et faisait fuir « une grande partie du ‘juste-milieu’ et de la ‘haute-finance », vers la province où ils y amenèrent le choléra !
Et le peuple ? Dupé par une révolution qui l’a trahi, épuisé par des conditions d’existence déplorables, le peuple est la première victime désignée du choléra. Dans ces conditions, comment ne pourrait-il pas voir dans l’épidémie une tentative délibérée pour l’empoisonner ; une manœuvre du gouvernement et de la bourgeoisie pour l’affamer ?
D’autant que des rumeurs sont maladroitement relayées jusqu’au sommet de l’État comme le montre cette stupéfiante circulaire en date du 2 avril 1832 : « l’apparition du choléra a fourni aux ennemis éternels de l’ordre une nouvelle occasion de répandre parmi la population d’infâmes calomnies contre le gouvernement; ils ont osé dire que le choléra n’était que l’empoisonnement effectué par des agents de l’autorité pour diminuer la population et détourner l’attention générale des questions politiques. Je suis informé que pour accréditer ces atroces suppositions des misérables ont conçu le projet de parcourir les cabarets, et les étaux de boucherie avec des fioles et des paquets de poison, soit pour en jeter dans les fontaines, dans les brocs et sur la viande, soit même simplement pour en faire le simulacre et se faire arrêter en flagrant délit par des complices qui, après les avoir signalés comme attachés à la police, favoriseraient leur évasion ». Ces proclamations portent à leur comble la colère populaire, tout comme les maladresses du haut clergé, empressé de présenter, en d’imprudents sermons, le choléra comme une vengeance divine.
Le lendemain, des fureurs ont lieu. Quelques malheureux passants, accusés à tort d’empoisonner fontaines et étals sont poursuivis, massacrés sur place ou jetés dans la Seine. Le spectacle de l’exode bourgeois attise également les rancœurs : « le peuple murmura hautement quand il vit que les riches se sauvaient et prenaient, avec un bagage de médecins et de pharmacies, le chemin de contrées plus saines. Le pauvre remarqua avec mécontentement que l’argent était devenu une protection aussi contre la mort ».
Phénomènes spontanés, ces fureurs sont avant tout un réflexe de défense du peuple parisien, refusant une nouvelle aggravation de ses conditions de vie. Dans ce climat, violences populaires et violences politiques se mêlent étroitement, des placards imprimés, sans doute rédigés par des républicains expriment violemment les sentiments de la classe ouvrière : « Le moment est venu enfin de reconquérir notre existence perdue et nos droits indignement violés. Depuis deux ans le peuple est en proie aux angoisses de la plus affreuse misère. Il est resté sans travail, sans pain, sans vêtement, il n’a plus ni feu ni lieu ; il est traqué, emprisonné, empoisonné »
À deux occasions, l’agitation débouche sur l’émeute et l’insurrection. Le 29 mars, le préfet de police demande à une entreprise adjudicataire du service de nettoiement de la ville, de faire un tour de rue supplémentaire pour déblayer les rues des ordures et des immondices. Les 1.800 chiffonniers de la capitale, spoliés de leur principal bénéfice, se révoltent alors. L’émeute dégénère en émeute politique ; lorsque les prisonniers politiques de Sainte-Pélagie se mutinent à leur tour.
Entre le 31 mars et le 3 avril, alors que le choléra étend ses ravages, la ville de Paris est en ébullition. Émeutes chiffonnières, assassinats collectifs et menées subversives se confondent dans une agitation générale dont le gouvernement ne viendra à bout qu’en mobilisant toutes les ressources policières et militaires du régime.
Quelques semaines plus tard, le 5 juin, immédiatement après une nouvelle recrudescence des cas de choléra, les funérailles du général Lamarque dégénèrent à leur tour en une insurrection républicaine. Dans les rues, aux Ours, Jean-Robert, Brisemiche, Beaubourg, de la Verrerie et des Lombards, à peine abandonnées par le choléra, s’érigent des barricades. Durement réprimée, l’insurrection agonise, le 6, dans les soupentes du cloître Saint-Merry où de féroces combats dévoilent l’âpreté des affrontements.
Dans Paris malade, Roch écrit : « après les coups de fusil du 5 juin, je ne devais point franchir le 6 les barricades ; derrière, venait l’état de siège ; dès lors, la recrudescence du malaise politique, en même temps que celle du choléra : c’était un sujet tout entier ». Et il termine par ces lignes : « Ah Paris, te voilà guéri du choléra, mais te voilà près de la guerre civile : tu es encore bien malade ». Ainsi maladie sociale et maladie politique semble se mêler dans tous les documents du temps. On trouve la même tonalité chez un autre observateur, lorsque le « prince des critiques », Jules Janin évoque cette « peste d’une populace qui se meurt seule et la première ; donnant par sa mort un démenti formidable et sanglant aux doctrines d’égalité dont on l’a accusée depuis un demi-siècle. Rien ne parlait dans ce silence, ajoute-t-il, excepté un jour la voix du peuple qui a parlé ; et comment a-t-elle parlé cette voix formidable ? Elle a parlé comme la voix du peuple, par le fer, par les coups, par les injures, par le meurtre, par le sang, par toutes les colères et toutes les violations ».
L’épidémie sera aussi fulgurante qu’elle fut mortelle. À partir de juin, l’épidémie commence à décroître. Le 1er octobre, elle est officiellement considérée comme éteinte. Au total, l’épidémie de 1832 aura fait plus de 100 000 morts en France, dont près de 20 000 pour la seule ville de Paris.
Pour citer cet article :
Jérôme Beauvisage, 1832 – « Peur bleue » à Paris et lutte des classes, Eclairage, Institut CGT d’histoire sociale, 1 avril 2020.
Les références bibliographiques figurent dans l’article téléchargeable au format pdf.