Scène de la peste de 1720 à la Tourette (Marseille), tableau de Michel Serre (musée Atger, Montpellier).

Par Jérôme Beauvisage, membre du Bureau et du Conseil scientifique de l’IHS CGT

En résumé

La pandémie que nous vivons actuellement ravive de vieux imaginaires. Parmi tous les fléaux qui frappèrent les sociétés humaines, la peste occupe dans les mémoires une place particulière. La « mort noire » qui ravagea, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, le bassin méditerranéen et l’Occident, personnifie plus que toute autre maladie la mort de masse par excellence. Passé 1660, son spectre semblait n’être qu’un lointain souvenir. Son spectaculaire retour à Marseille, entre 1720 et 1722, sidéra les populations.

1720 – Alerte sur la canebière, le fléau d’orient est de retour !

En 1720, Marseille est sans doute la deuxième ville du royaume. Elle est très prospère et son port, le premier du royaume, est l’un des plus actifs du bassin méditerranéen. Il a le quasi-monopole des échanges commerciaux avec le Levant (proche Orient) et la Barbarie (Maghreb). Cette expérience maritime et commerciale ancienne a néanmoins son revers.

En effet, la ville est particulièrement exposée. Les grandes épidémies historiques (la peste justinienne VIe-VIIIe siècle ; la « peste noire », 1348-1352 ; etc.) l’ont déjà meurtrie. En dehors de ces épisodes tragiques, les annales signalent de nombreuses poussées récurrentes jusqu’au premier quart du XXe siècle, heureusement rapidement circonscrites dans la plupart des cas.

Très tôt, les autorités de la ville prirent conscience que ce risque majeur était en lien direct avec le commerce maritime. Dès le XVe siècle, les mesures de quarantaine deviennent permanentes et la ville se dote d’un réseau de lazarets [1], d’enclos et d’entrepôts réservés aux équipages et aux marchandises déversées par les navires.

Plus que les passagers, les cargaisons sont considérées alors comme le principal vecteur de la maladie, leurs quarantaines sont par conséquent plus longues que celles des hommeset/ou femmes en transit. Elles vont de trente à soixante jours selon leur nature. Les durées de quarantaine peuvent être rallongées en cas d’incident ou de fortes suspicions.

Le dispositif sanitaire semble efficace, depuis le milieu du XVIIe siècle, les risques épidémiques sont contenus. Le retour de la peste en 1720 n’en sera que plus spectaculaire.

La crise est bien documentée. Le vecteur de la contagion, fut un voilier trois-mâts carré, le « Grand Saint Antoine », armé par le négociant marseillais, Jean Chaud, parent de l’« échevin » Jean-Baptiste Estelle. Entre le 2 novembre 1719 et le 5 février 1720, le Grand Saint-Antoine mouille à Smyrne (Asie mineure), puis se rend au Liban et à Tripoli. L’essentiel de sa cargaison est composée d’étoffes précieuses destinées à la foire de Beaucaire. Le 3 avril 1720, un passager turc, sans doute porteur de la peste meurt. Sur le chemin du retour, le vaisseau perd successivement sept matelots et le chirurgien de bord. Un huitième matelot tombe malade peu avant l’arrivée à Livourne, en Italie. La négligence supposée des autorités livournaises qui accordent sans sourciller les patentes [2] ainsi que la hâte du capitaine Jean-Baptiste Chataud pour livrer avant le début de la foire de Beaucaire scelle le drame.

Le capitaine amarre son voilier près de Marseille, au Brusc, et fait discrètement prévenir les armateurs du navire. Les propriétaires font alors jouer leurs relations et intervenir les échevins de Marseille pour éviter une quarantaine trop longue. Tout le monde considère que la peste est « une histoire du passé » et l’affaire est prise avec détachement. Les surcharges et les ratures faites, sur les registres du bureau de santé, aux déclarations du capitaine Chataud ; tout accrédite, en tout cas, l’hypothèse d’une quarantaine abusivement écourtée.

Le 14 juin, les passagers du navire sortent des lazarets après une période d’isolement de neuf jours seulement et entrent dans la ville. C’est, semble-t-il, le 20 juin 1720 que la maladie frappe pour la première fois dans la cité marseillaise. Il faudra pourtant près de vingt jours pour que les autorités médicales confirment le diagnostic de la peste. Mais la multiplication des décès impose des mesures. Le 9 juillet, la municipalité rend ses premiers arrêts : déplacement aux lazarets des cas avérés et séquestration à domicile pour les cas suspects et leurs proches. Le 30 juillet, le Parlement de Provence frappe Marseille d’interdit en défendant tout commerce avec la ville, ordonnant d’en fermer les portes, de barricader le faubourg, d’établir des gardes bourgeoises, de chasser les juifs.

Dès août, médecins et chirurgiens sont réquisitionnés par la ville. Sur les douze médecins du « collège des agrégés » de Marseille, trois seulement restent actifs durant toute la durée de l’épidémie. Quant aux chirurgiens, il en mourut vingt-cinq sur les trente que comptait Marseille avant la peste. Pour les uns comme pour les autres, l’appel aux volontaires extérieurs devient une nécessité.

L’accroissement exponentiel des décès et donc des cadavres constitue sans aucun doute le drame le plus criant. À la fin du mois d’août, il meurt environ sept cents personnes chaque jour. Mais c’est au début de septembre que la maladie atteint son paroxysme, le nombre quotidien des morts dépassant les mille personnes. Les traditionnelles compagnies funéraires (les corbeaux ou « barras ») sont décimés. Les autorités enrôlent alors de force vagabonds, mendiants et la chiourme de l’Arsenal qui paieront un très lourd tribut. L’abondance des cadavres expliquent le recours à de grandes fosses communes ainsi que l’usage de la chaux dans le traitement mortuaire.

Il semble que le franchissement des murs de la cité phocéenne se soit opéré dans le courant du mois de juillet 1720. Le fléau se propagea dans la Provence jusqu’aux contreforts du Massif central. Si l’épidémie recule à partir d’octobre 1720, il faudra toutefois attendre la fin de l’année 1722 pour que s’éteignent les derniers foyers de peste en Provence et dans le Languedoc. Dans ce périmètre, 242 paroisses furent touchées. La peste entraina la mort d’environ 110 000 personnes sur les 400 000 habitants que regroupaient les communautés touchées. Rien que pour la ville de Marseille, l’épidémie fera près de 40 000 victimes pour une population estimée alors à 85 000 habitants.

Notes :

[1] Établissement où s’effectue le contrôle sanitaire, l’isolement des voyageurs susceptibles de maladies contagieuses.

[2] Patente de santé ou, simplement, patente, document officiel que délivraient les autorités portuaires à tout navire se rendant à l’étranger et qui constatait l’état sanitaire du port et de la ville de départ. Patente nette, qui atteste de bonnes conditions sanitaires au moment du départ, par opposition à Patente brute et à Patente suspecte, qui font état de l’existence ou du risque de maladies infectieuses et qui impliquent une mise en quarantaine.

Pour aller plus loin

Biraben (Jean-Noël), Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, EHESS, Centre de Recherches Historiques, Mouton, 1975 et 1976, 2 vol.

Goury (Michel), Un homme, un navire, la peste, Marseille, Jeanne Laffitte, 2013.

Enfin, d’après une oeuvre posthume de Marcel Pagnol, la BD de : Scotto (Serge), Stoffel (Éric) et Wambre (Samuel), Les pestiférés, éd. GrandAngle, 2003.

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