L’Etat contre les syndicalistes ? Retour sur plus de 130 ans de répression antisyndicale

Par Paul Boulland, historien, CNRS, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, membre du Conseil scientifique de l’IHS CGT

Je vous remercie de votre présence et je remercie toute l’équipe de l’Institut de m’avoir convié à ces journées et à faire cette présentation, en particulier Gilbert Garrel, David Chaurand et Jérôme Beauvisage, avec qui j’ai échangé plus directement dans la préparation de ces journées et de ma contribution.
Mais d’ailleurs j’en profite plus largement pour remercier l’ensemble de l’équipe organisatrice de ces journées.
J’ai été tout à fait honoré de cette invitation et j’étais d’autant plus porté à l’accepter que, comme l’a rappelé hier Jacques Aubert dans son rapport, les liens entre les IHS et le Maitron sont nombreux, à des échelles et sous des formes diverses.
J’étais tout à fait honoré de cette invitation, mais je dois quand même avouer que j’ai aussi beaucoup hésité avant de l’accepter.
D’abord parce que j’ai un peu reculé devant l’ampleur du sujet sur lequel on me demandait de plancher, puisque l’une des interrogations qui m’avait été soumises pour définir le sujet était : « Qu’est-ce qu’être militant au cours de l’histoire ? ».
J’ai évidemment quelques petites idées sur le sujet, mais très honnêtement, mon premier réflexe a surtout été de considérer que j’étais doublement incompétent ou doublement illégitime à traiter cette question.
D’abord, parce que je suis aujourd’hui face à un auditoire qui, individuellement et à plus forte raison collectivement, dispose d’une connaissance très approfondie et très diversifiée du sujet, connaissance qui dépasse la mienne sur bien des points. Les échanges d’hier ne m’ont pas détrompé.
Donc, au risque de peut-être décevoir certaines attentes, je dois vous annoncer d’emblée que je ne vais pas du tout me lancer dans une sorte de synthèse qui couvrirait un ou deux siècles d’évolutions du militantisme, dans une sorte de grande fresque macro-historique des transformations de l’engagement militant. C’est un genre d’exercice dont je ne suis ni coutumier, ni même très friand.
La tâche serait plus ou moins complexe selon les périodes envisagées ou les comparaisons opérées et même en se focalisant sur le XXe siècle ou seulement sur la seconde moitié du XXe siècle, depuis 1945, il me semble que cela impliquerait de prendre en considération ou de tenir ensemble une multitude de facteurs historiques, sociaux, politiques, économiques, culturels et de saisir leur imbrication à différentes échelles (locales, nationales, internationales), etc.
Si on entend faire cela sérieusement, la tâche m’apparaît véritablement considérable, en tout cas trop considérable pour être condensée en quelques dizaines de minutes.
De manière générale, plutôt que d’en passer par de grandes synthèses, je préfère décortiquer à fonds des exemples ou des cas, ce qui n’interdit pas de soulever des questions générales, bien au contraire.
Donc j’ai plutôt cherché à (re)formuler la question sur un terrain que je connais un peu mieux, ou moins mal, notamment en réfléchissant à partir des biographies de militants, à travers mes propres recherches et au-delà à travers le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron, que vous connaissez. Et j’imagine que c’était aussi un peu l’idée que mes commanditaires avaient en tête en s’adressant à moi.
Vous le savez, le Maitron, depuis ces origines, a pour projet d’échapper aux récits « par en haut » qui se focalisent sur les organisations, prises comme des entités abstraites, de sortir des récits historiques qui se contentent d’évoquer quelques « grandes figures » ou quelques dirigeants, etc. Au contraire, le Maitron s’efforce de restituer toute la profondeur du collectif, le rôle et la place d’innombrables militants inconnus ou méconnus, « obscurs et sans grade » selon la formule de Jean Maitron.
Dès lors, on pourrait se dire que le Maitron, avec ses 180 000 biographies de militants, permettrait justement de réaliser la « grande synthèse » que j’évoquai tout à l’heure, en la construisant « par en bas », justement à partir de toute cette matière biographique, en embrassant tous les militants qui y figurent, en compilant, en comparant les profils, pour essayer de dégager des grandes lignes et de faire apparaître des évolutions.
Même si c’est partiellement l’ambition de certaines approches (ce qu’on appelle la biographie collective, la prosopographie ou la sociobiographie), on se heurte malgré tout à des limites importantes que ce soit du côté des sources, des possibilités de comparaison, etc. et finalement on retombe sur les problèmes inhérents aux « grandes synthèses » surplombantes évoqués précédemment.
Par contre, il y a une autre manière de mobiliser le Maitron, qui est justement de repartir des biographies elles-mêmes.
L’intérêt des biographies est, par définition, de centrer à chaque fois le regard sur un acteur individuel et sur sa trajectoire, donc de se situer « à hauteur humaine » pour interroger l’engagement du point de vue de ce que j’appellerai la « plus petite unité d’observation possible ». Chaque biographie c’est un cas singulier, et on peut donc observer ce que cela signifie pour cette personne, pour ce cas singulier, de s’engager, d’être militant. Ce qui ne veut pas dire qu’on l’évoquera uniquement des facteurs individuels pour comprendre son parcours et son engagement. Cela signifie simplement que l’on va observer comment de multiples facteurs (historiques, sociaux, etc.) s’articulent autour d’un cas singulier.
Dans cette perspective, on peut considérer le Maitron comme un immense réservoir d’expériences militantes singulières et c’est plutôt cet angle que je vais adopter aujourd’hui.
Ce qui me vaut quand même un second motif « d’inquiétude » puisqu’il est évidemment un peu « osé » de prétendre traiter de l’engagement militant devant un auditoire composé justement de militants, chacun porteur d’une certaine expérience, voire d’une expérience certaines de l’engagement, et donc à ce titre d’une expérience, non pas seulement personnelle mais « intime », de l’engagement.
Mais, ce qui a malgré tout vaincu mes scrupules, c’est qu’à l’arrière-plan de l’interrogation initiale, il y a des questionnements et des préoccupations, que je partage. Nous ne sommes pas simplement réunis pour nous interroger sur l’histoire, mais bien aussi pour trouver dans l’histoire ou par l’histoire, des outils, des moyens pour répondre aux enjeux actuels, pour informer l’action au présent et dans le futur. Cela a même été l’objet de la toute première intervention dans les débats de ces journées, après le rapport introductif de Gilbert hier.
Et d’une certaine façon l’enjeu est donc bien de « trouver » les militants d’aujourd’hui et de demain ou de les armer. Donc c’est aussi pour sa dimension militante que la question m’a paru non seulement intéressante mais nécessaire.
Il me semble évidemment intéressant d’opérer « un retour sur l’histoire » ou de « se référer au passé » pour reprendre le titre d’un livre récent de Michelle Riot-Sarcey [cf Michelle Rio-Sarcey (dir.), Pourquoi se référer au passé ?, Atelier, 2018], mais en considérant que le passé et le présent s’interpellent mutuellement, c’est-à-dire en considérant qu’il est évidemment possible de puiser dans les expériences passées, mais aussi que l’on peut réinterroger le passé, faire bouger notre compréhension des militants d’hier, pour nourrir les engagements d’aujourd’hui. Ce qui est aussi une démarche féconde pour le chercheur comme j’essaierai de l’évoquer tout à l’heure.
D’une certaine façon, ce que je vais exposer aujourd’hui, c’est peut-être plus un programme méthodologique, une sorte de feuille de route sur les manières d’interroger les évolutions du militantisme.
J’en reviens donc à la question initiale : « Qu’est-ce qu’être militant au cours de l’histoire ? » Cette question met en avant le rapport au passé, à l’histoire, mais elle est en même temps travaillée d’emblée par le présent. Se demander ce que c’était « d’être militant au cours l’histoire ? », se demander ce que l’histoire nous dit des formes passées de l’engagement, c’est aussi esquisser en creux un diagnostic sur le présent, c’est une manière de se demander ce qui a changé et donc c’est aussi dire ou se dire que quelque chose a changé.
Sans remonter très loin dans le temps, au cours des deux dernières décennies, ce constat s’est largement imposé, à travers quelques motifs récurrents : « crise » des organisations militantes « traditionnelles » (syndicats, partis), « déclin » ou « mutation » de l’engagement, « fin des militants », « nouveaux militants », etc. [je ne fais ici que reprendre le vocabulaire et les expressions mis en avant par de nombreux titres d’ouvrages au cours de ces vingt dernières années]
On pense par exemple au sociologue Jacques Ion, dont l’un des ouvrages titrait dès 1997 sur « la fin des militants » ou plus récemment s’interrogeait sur la notion d’engagement « dans une société d’individus » [Jacques Ion, La Fin des militants ?, Editions de l’Atelier, 1997 ; Jacques Ion, S’engager dans une société d’individus, Armand Colin, 2012].
Il faut nuancer puisque Jacques Ion, et d’autres avec lui, n’annoncent pas tant la la disparition totale des militants ni la fin de l’engagement qu’une évolution de ses modalités, de ses formes, de ses motivations, etc. et donc l’avènement d’un autre rapport à l’engagement, qui se caractériserait notamment par la distance à l’égard des organisations « traditionnelles » (partis, syndicats).
Autrement dit, les transformations n’affecteraient pas seulement les manières de militer, les pratiques militantes – pratiques dont l’évolution est somme toute normale ou inévitable, en tant qu’adaptation à un contexte social, politique, technique, etc. – mais il s’agirait plus profondément d’une transformation quasi anthropologique de l’engagement lui-même, des raisons de s’engager et/ou des manières d’être militant.
On peut discuter divers points des analyses de Jacques Ion ou d’autres, mais je ne vais pas développer. Ce que je veux surtout retenir c’est l’opposition entre un avant et un après, la dichotomie entre l’ancien et le nouveau.
Petite incise, je pense d’ailleurs qu’on pourrait sans doute s’amuser à faire une histoire de la manière dont le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux ont suscité ce genre de « prophéties » et de « prophètes » de la nouveauté, y compris pour des périodes antérieures. Mais c’est un autre sujet.
Ce qui retient surtout mon attention ici c’est en quelque sorte l’impensé de toute cette affaire, chez Jacques Ion ou chez d’autres. Le schéma c’est celui de la disparition de « l’ancien », c’est-à-dire d’un certain type de militants, qui correspondrait en l’occurrence au modèle dominant du militant syndical et politique tel qu’il a pu émerger à la charnière des XIXe-XXe siècle au sein du mouvement ouvrier.
Donc, en opposant l’ancien et le nouveau, il s’agit de valoriser la rupture entre d’un côté ce qui serait un « état antérieur » de l’engagement, le modèle « traditionnel » qui serait celui du « militant total » et, de l’autre côté, « aujourd’hui » ou « désormais », ce qui serait un « nouvel état », défini en particulier par l’avènement d’un militant et d’un militantisme « distancié » [cf Bernard Pudal, « Une prise de position dans la sociohistoire du communisme et du militantisme » in Delphine Naudier, Maud Simonet, Des sociologues sans qualités ?Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, 2011].
Je voudrai tout particulièrement interroger cette idée de de rupture ou de basculement parce qu’elle charrie aussi trois problèmes ou disons trois « biais », qui sont certainement les choses dont je me défie le plus dans mon travail sur les militants et sur les biographies, trois choses que j’essaie toujours de tenir à distance :
1) D’abord, j’essaie toujours d’éviter de porter un point de vue normatif sur les militants. Non cela permet de ne pas « juger » le passé mais c’est aussi un excellent moyen de ne pas céder à la nostalgie, qui est une manière de juger le présent à l’aune d’un « passé imaginaire » [Gérard Genette définit la nostalgie comme « le regret stérile d’un passé imaginaire » cf Gérard Genette, Bardabrac, Seuil, 2006].
2) Deuxième défiance majeure, qui découle d’ailleurs de la première : je me refuse toujours à recourir à des explications exclusivement « idéologiques » au sens premier et étroit du terme, et surtout plus spécifiquement à tout ce qui relève des analogies et d’un vocabulaire de type religieux (« foi », « croyance », « aveuglement », mais aussi dans une certaine mesure « dévouement », « sacrifice », etc.). J’y reviendrai plus spécifiquement.
3) Enfin, troisième et dernière chose dont je me méfie énormément, ce sont les explications qui mettent en avant des processus uniformes, continus, par exemple par un usage mal contrôlé des substantifs en « ation » ou en « isation » qui impliquent « un changement d’état vers » (« institutionnalisation », « professionnalisation », « bureaucratisation », « radicalisation », etc.). Je ne dis pas que de tels processus n’existent pas. Je trouve simplement qu’on prend beaucoup de risques avec ces mots qui imposent des représentations fortes et qui risquent d’écraser les nuances ou la complexité des processus qu’on voudrait pourtant essayer de montrer.
Voilà donc ces trois éléments qui constituent une forme de « ligne de conduite » que j’essaie d’appliquer. Et ce que je voudrais vous montrer dans la suite de mon exposé c’est qu’en essayant d’en tenir compte dans la manière d’observer les formes passées de l’engagement militant, on peut les appréhender différemment et dès lors le rendre plus compréhensibles, on peut les relier plus facilement au présent.

Très concrètement, je vais repartir d’un exemple très précis, d’un cas singulier, celui d’une militante nommée Andrée Moat.
C’est une militante très peu connue, voire inconnue, même s’il se trouve peut-être une ou deux personnes parmi vous qui l’ont connu, puisqu’elle eu les honneurs d’un portrait dans le bulletin de l’IHS de Bretagne, pour le 20e anniversaire de son décès, en novembre 2016 [Mémoire vivante, bulletin de l’IHS CGT de Bretagne, n° 9, décembre 2016.]. Moi-même je ne la connais pas, sinon pour avoir été son biographe dans le Maitron [Voir sa biographie, en libre accès, sur le site Maitron-en-ligne] et pour avoir évoqué son parcours dans quelques autres publications [Voir Paul Boulland, Des Vies en rouge, Editions de l’Atelier, 2016 ; Paul Boulland, « Devenir une militante locale en « pays étranger ». Andrée Moat, de Paris à Roscoff : une militante communiste dans l’année 1958. » in Erwan Le Gall, François Prigent (dir.), C’était 1958 en Bretagne, Goater, 2018]
Pourquoi Andrée Moat ? D’abord parce que c’est bien entendu une militante. Quelques éléments sur son parcours. Elle est née le 8 octobre 1920 à Paris et morte le 12 novembre 1996 à Morlaix, dans le Finistère. Elle ne correspond pas à l’incarnation de la militante ouvrière, puisque c’était plutôt une intellectuelle. Licenciée ès lettres, devenue documentaliste et bibliothécaire au CNRS. Et elle était issue d’un milieu relativement aisé ; son père était ingénieur chez Thomson et avant sa mort en 1941, il semble qu’il était plutôt un homme de droite voire d’extrême-droite.
Mais, c’était une militante syndicale, au sein de la FEN d’abord puis surtout de la CGT, à Paris puis en Bretagne. Elle fut notamment membre du comité national du syndicat CGT du CNRS en 1959-1961, et surtout membre de la commission exécutive de l’UD du Finistère pendant plus de vingt ans, de 1960 à 1983, membre du bureau de l’UD du Finistère (1971-1972), trésorière de l’UL de Saint-Pol-de-Léon. Et elle fut aussi militante communiste, investie de responsabilités fédérales.
Si on le regarde aujourd’hui, depuis le présent donc, le parcours d’Andrée Moat ne nous paraît pas radicalement étranger ou exotique. Il ne renvoie pas à un passé lointain et présente au contraire une figure qu’on pourrait dire familière. Avec toutefois certaines caractéristiques distinctives, à l’échelle de sa génération (c’est une femme, c’est plutôt une intellectuelle), j’y reviendrai.
Malgré ses traits familiers, malgré un passé somme tout assez récent, Andrée Moat serait pourtant une des incarnations de cet engagement militant qui « aurait » disparu et serait donc radicalement différent des formes actuelles de l’engagement. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’un de ses anciens camarades, plus jeune, Yves Le Berre, qui la décrit je cite comme : « LA militante d’école, LA militante exemplaire », « un modèle de militant qui a pratiquement disparu », caractérisé par « une extrême discipline vis-à-vis des mots d’ordre du parti ». Il parle même « d’un type humain qui a pratiquement disparu ».
Donc, Andrée Moat serait si j’ose dire « au cœur de notre problème ». Or, ce qui est absolument passionnant, dans le cas d’Andrée Moat c’est l’ampleur, la richesse et la précision de la documentation qu’elle a laissée derrière elle : pas moins de 26 boîtes d’archives pour plus de 3000 documents (dont certains sont parfois des carnets entiers par exemple).
L’ensemble de cette matière permet de documenter plus de 40 ans d’activités militantes, littéralement au jour le jour et ce qui devient passionnant est que l’on peut véritablement interroger l’engagement militant au plus près.
Je voudrai donc partir de cet exemple très concret pour identifier quelques grandes thématiques qu’on pourra ensuite observer dans différents contextes.
Ces thématiques ce sont essentiellement :
– La question du militantisme et de l’engagement militant dans son rapport au temps. Je m’y attarderai tout particulièrement parce que je pense que c’est aussi important pour essayer de dégager des éléments de définition du militantisme.
– Ensuite la question de l’engagement et du rapport à la culture. J’irai sans doute un peu plus vite sur ce point, qui est pourtant très vaste, et je l’articulerai avec la thématique suivante,
– Celle de l’articulation entre engagement et sociabilités
– Enfin je terminerai en revenant sur la question du militant « distancié » qui est donc sensé être le militant « actuel », mais surtout plus généralement sur l’historicité des modèles militants.

1) Le rapport au temps
Si l’on veut essayer d’avoir une première définition a minima du militantisme, de l’engagement militant, le plus simple me semble-t-il c’est d’en passer par la question du temps.
Le militant se distingue de l’adhérent ou du sympathisant par l’activité qu’il déploie. Autrement dit le militant se distingue par le temps qu’il consacre, le temps qu’il engage dans l’activité militante. Ici l’exemple d’Andrée Moat est particulièrement intéressant parce qu’on peut tenter d’évaluer très concrètement le temps qu’elle consacre à ses activités militantes. Dans ses archives, on trouve en effet des agendas et des calendriers, tenus avec une extrême rigueur et conservés avec soin.
J’insiste sur « extrême rigueur » parce qu’on y trouve vraiment toutes ses activités, au jour le jour. Il y a dans ses archives une série complète de calendriers, tenus en doubles exemplaires, avec toutes ses activités militantes (politiques, syndicales, associatives) consignées selon le même code couleur pendant 20 ans.
En partant de ce genre de documents, je m’étais par exemple « amusé » dans ma thèse à reconstituer son activité au cours de l’année 1954. Et donc on voit par exemple qu’au cours de cette année elle avait participé à 34 réunions syndicales,123 réunions politiques, une trentaine de meetings, etc. Et on peut ainsi évaluer que chaque semaine elle a consacré en moyenne 9 à 13h de son temps à ces activités, sans compter tout un tas de tâches politiques ou pratiques (rédaction de rapports et de tracts, vente de l’Humanité-dimanche, etc.) ou encore les temps de transport par exemple. Ce qui fait qu’on peut considérer qu’à cette époque, André Moat consacrait très probablement plus de vingt heures par semaine à ses activités militantes.
Autour de cette question du temps engagé dans l’activité militante on voit en creux tout ce qu’il y aurait dès lors à analyser, de manière transversale, pour observer les évolutions de l’engagement. Cela supposerait de s’interroger sur les possibilités ou les capacités à dégager du temps, dans un certain contexte qui fait que chacun est placé dans une situation professionnelle, familiale, sociale, culturelle, etc. qui laisse plus ou moins de marge de manœuvre ou qui impose plus ou moins de contraintes et face auxquelles les individus sont plus ou moins bien armés.
Par ailleurs, mais je ne développerai pas ce point, selon les contextes, les courants ou les « cultures militantes » (même si je n’aime pas trop ce terme), les attentes ou les exigences en matière d’investissement militant sont évidemment variables.
Si l’on revient à Andrée Moat, l’autre aspect à souligner tient à la durée ou la longévité de son engagement, attestée concrète par des archives qui matérialisent et donnent concrètement à voir 40 ans d’activité militante ininterrompue.
C’est là un autre élément de définition important du militant ou du militantisme. Dans l’introduction du premier tome du dictionnaire, Jean Maitron écrivait que pour lui « militantisme est synonyme de continuité ». Qu’entendait-il par là ? Il voulait en fait insister – s’agissant surtout du XIXe siècle mais le raisonnement vaut plus largement – sur la nécessité de distinguer entre militantisme et participation ponctuelle à un soulèvement, à une révolte, à une grève, à une mobilisation, etc. Ces événements sont autant de moments « saillants » qui attirent forcément plus le regard, notamment le regard de l’historien. Ils correspondent bien entendu à des moments d’extension de l’engagement, de la participation ou de la politisation (une grève, un mouvement social, une révolution). Mais en mettant en avant cette notion de continuité, Maitron voulait aussi signaler que les militants sont justement ce qui fait le lien entre les événements voire ce qui d’une certaine façon les prépare ou les rend possible.
Mais alors que signifie cette « continuité », quel est son contenu concret et pratique. Autrement dit, qu’est-ce que la « routine » ou « le quotidien » du militantisme, dans « les moments creux » de l’action ? Qu’est-ce qu’on fait « entre les grèves », « entre les élection » ou « entre les révolutions » ? Or justement cette activité militante « routinière » ou « régulière », elle a évidemment des sens et des contenus tout à fait différents selon les périodes et selon les contextes. Le contenu de cette activité quotidienne est évidemment très spécifique lorsque l’organisation « n’existe pas », n’est pas « légale » ou lorsqu’il n’existe pas d’espace démocratique ; c’est encore différent lorsque, dans d’autres périodes, il s’agit cette fois de construire et de faire vivre des organisations ; ou encore, dans les périodes les plus récentes, lorsque cette activité impose des échéances quotidiennes, dans la représentation des salariés, dans la gestion de multiples aspects, face à une multiplication et une diversification des tâches quotidiennes qui transforment les manières de militer.
Un petit bémol malgré tout quant à la définition de Jean Maitron qui propose ce critère de la continuité bien que, dans le détail du dictionnaire, un certain nombre de biographies ne reflètent pas toujours cette conception, notamment pour le XIXe siècle, mais pas uniquement. Beaucoup de très brèves notices du dictionnaire ne signalent justement « que » la participation à un soulèvement, à une grève, etc. C’est ce qu’on observe par exemple autour de la résistance au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 18, etc. Dans la première moitié du XXe siècle, d’autre notices saisissent un instantané, signalant par exemple les membres créateurs d’un syndicat ou la direction élue à une date donnée. Ce ne sont donc pas à proprement parler des « biographies » qui donneraient à voir des trajectoires, des états successifs, des étapes successives de la vie des militants et donc le déploiement ou l’évolution de leur activité dans le temps.
Eventuellement on aura mention du fait que tel participant à une révolte était déjà « connu des services » si l’on peut dire, parce que la surveillance l’avait repéré comme un militant qui « professait des idées socialistes » par exemple.
Cela tient évidemment à un problème de sources, notamment, pour le XIXe, lorsque c’est essentiellement la surveillance policière qui donnait une visibilité à l’activité militante. De ce point de vue, on voit l’aspect tout à fait exceptionnel des archives d’Andrée Moat mais plus largement des fonds personnels de dirigeants qui documentent, qui rendent visible l’activité des militants « dans la sphère personnelle ».
J’en reviens à Andrée Moat pour illustrer les deuxième et troisième thématiques que j’ai annoncées, celles de la culture et des sociabilités.
C’est évidemment un sujet extrêmement vaste, mais que je vais essayer d’évoquer très concrètement à partir du cas d’Andrée Moat.
Je l’ai dit, Andrée Moat était plutôt une « intellectuelle » ou une « travailleurs intellectuelle », tant par sa formation (licence ès lettres) que par son activité professionnelle (bibliothécaire, documentaliste au CNRS). Au-delà d’ailleurs, je dirai qu’elle était non seulement une intellectuelle mais une « femme de culture ». Je reviens à l’article que lui consacre la revue de l’IHS Bretagne, qui rappelle par exemple que durant de longues années, Andrée Moat fut la responsale de la librairie dans les rassemblements locaux, les fêtes de la CGT et du Parti communiste. Et un de ses anciens camarades, Gabriel Le Gall, militant ouvrier de Roscoff, témoigne qu’elle ne conseillait jamais un livre qu’elle n’avait pas lu elle-même.
On rejoint très concrètement une question évoquée ici hier, celle de la nécessité de disposer d’une « culture », notamment historique, de disposer de « connaissances », de « références », de « repères », et donc plus largement d’une forme de culture. Question qui n’est pas déconnectée de la question du temps, de la disponibilité, des obstacles à dépasser pour accéder à cette culture.
Et, il y a aussi ici un enjeu autour de l’articulation entre d’un côté des connaissances qu’on pourrait dire « techniques », directement utiles aux tâches militantes, et de l’autre une « culture » plus large, non étroitement utile ou utilitariste. Vaste problème qui tient particulièrement à cœur d’un certain nombre de participants de ces journées. Mais je voudrai poser cette question sous une angle un petit peu particulier, qui transparaît notamment dans l’anecdote des tables de livres dans les rassemblements militants, ou encore dans les témoignages des anciens camarades d’Andrée Moat, dans son activité quotidienne. En tant que militante, Andrée Moat est une « intermédiaire culturelle » au sens fort du terme. Ce qui pose évidemment la question de la culture, mais aussi la question des liens qu’elle tisse, de la sociabilité qu’elle crée ou qu’elle suppose.
Un exemple, Andrée Moat est une militante syndicale, politique, mais aussi associative, en particulier au sein des ciné-clubs. Dans ses archives, on trouve le texte d’une intervention lors d’une conférence fédérale, qui décrit son activité en 1956-1957, à Roscoff, dans un contexte et à un moment où elle est assez isolée, où l’organisation « n’existe » pas en quelque sorte. La question est donc de savoir ce qu’il est malgré tout possible de faire.
Or, explique-t-elle, il y a deux manières de faire, deux possibilités :
– Ce qu’elle appelle la « propagande individuelle », les discussions personnelles, dans les relations de face à face. Ce qui, soit dit-en passant, ressemble fortement à la situation de notre militant du XIXe qui « professe des idées socialistes » dans ses conversations, dans un contexte où il n’y a pas d’organisation.
Ce qui est d’ailleurs intéressant c’est que, de fait, dans cette courte période où elle est plus isolée, il y a beaucoup moins, voire quasiment pas d’archives. C’est une activité isolée qui ne laisse pas de traces, qui ne s’inscrit dans aucun cadre formel.
– L’autre possibilité qu’elle décrit dans ce texte consiste à passer par l’organisation d’activités culturelles, en l’occurrence le ciné-club. Activité culturelle qui crée des sociabilités.
Cette question des sociabilités elle est évidemment bien plus vaste que cet exemple de sociabilité associative et culturelle. S’agissant du syndicalisme, il faudrait évidemment parler plutôt des sociabilités sur le lieu de travail (dans l’atelier, dans l’entreprise, des solidarités de métier, etc.). Et s’il y a bien un terrain sur lequel les transformations des conditions de l’engagement et du militantisme ont été profondément bouleversées dans les dernières décennies, c’est sans doute sur ce terrain des sociabilités, tant dans le travail (avec une véritable destruction des collectifs de travail), que dans l’espace résidentiel.
Très clairement, c’est un axe majeur à étudier pour comprendre les évolutions de l’engagement, sujet qui suppose l’observation d’une multitude de situations. Je crois d’ailleurs que cette « observation » ou cette reconstitution des transformations, pourrait mobiliser de manière très féconde les militants des IHS et les militants d’aujourd’hui. Ce serait une manière intéressante de nouer le dialogue et de tirer des enseignements mutuels en « confrontant » les expériences des générations successives, dans une même entreprise, dans une même branche, dans une même ville, etc.
Nouveau retour sur la figure d’Andrée Moat. Si l’on écoute le portrait que je vous dresse depuis tout à l’heure, on pourrait presque croire qu’Andrée Moat est une « icône », presque une « sainte » militante, qui réunirait toutes les qualités, une militante parfaite par son « dévouement », par son « sacrifice » au service de son engagement. Mais, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je me méfie considérablement du vocabulaire et des analogies religieuses. Ce qui m’amène donc à mon dernier point, celui de la rupture supposée entre un état passé voire « dépassé » de l’engagement militant, celui du « militant total » ou plutôt ici de « la militante totale », et de nouvelles formes d’engagement « distanciés ».
En premier lieu, je crois qu’il faut souligner que, le plus souvent, les militants du passé sont invoqués – au sens fort et étymologique du terme – comme des inspirations, comme représentants ou incarnations d’un modèle héroïque. C’est évidemment le cas pour les formes les plus extrêmes de l’engagement, l’engagement au péril de sa vie, que l’on peut observer dans les situations extrêmes, lors d’affrontements violents, lors des Révolutions comme au XIXe, lors des guerres avec la Résistance ou la guerre d’Espagne, etc. Ces formes les plus extrêmes de « dévouement » et de « sacrifice » deviennent alors comme l’horizon idéal et absolu de l’engagement.
Je pense qu’il faut avoir conscience de l’effet potentiellement intimidant et donc potentiellement démobilisateur, dans le présent, de cette manière de convoquer le passé. Pourquoi ?
Une manière de réponse serait de faire appel à des transformations anthropologiques profondes. C’est d’une certaine manière cette hypothèse qui est indirectement examinée par un ouvrage récent de Jean-Michel Chaumont [Jean-Michel Chaumont, Survivre à tout prix, La Découverte, 2017], qui s’interroge en quelque sorte sur la disparition, assez récente selon lui, d’une « morale du sacrifice » au profit d’une « morale de la survie », de la « survie à tout prix » donc. C’est une hypothèse forte, qui appelle discussion, mais je n’ai pas le temps de détailler.
Pour ma part, je crois surtout que le plus juste – et le plus efficace – c’est de restituer en quelque sorte la « banalité de l’héroïsme », c’est-à-dire les petits mécanismes, les petites choses concrètes, les processus apparemment anodins, les choses que l’on fait « sans y penser » ou « sans penser aux conséquences », toutes ces choses qui sont à l’œuvre et qui ont sans doute un rôle bien plus décisif que les qualités « morales » – sous-entendues supérieures – qui prêtées a posteriori aux héros.
Et surtout, ce n’est pas du tout minorer ou minimiser des actes héroïques que d’en faire des exemples accessibles. Pour le dire autrement, mieux vaut en faire des exemples désirables parce que l’on peut regarder les « en face », plutôt que d’en faire des exemples inaccessibles parce qu’ils nous regardent « d’en haut ». Ce qui vaut pour les circonstances extrêmes, comme dans la Résistance par exemple, vaut selon moi pour l’engagement militant en général.
Puisque nous sommes ici dans un centre de la CCAS, et dans la salle Bernard Comptour, dont j’ai contribué à rédiger la biographie pour le Dictionnaire des militants des industries électriques et gazières [Voir sa biographie, en libre accès, sur le site Maitron-en-ligne], je me permettrai de faire référence à ce l’introduction de ce volume [Article en libre accès sur le sur le site Maitron-en-ligne]. J’avais en effet indiqué que ce qui ressortait des biographies, c’était que le contexte spécifique des industries électriques et gazières offrait de multiples voies d’entrées dans le militantisme, en fonction des sensibilités, des centres d’intérêts, etc. de même que cet espace militant permettait aussi de multiples formes de « spécialisation » sur telle ou telle question. C’est me semble-t-il une manière de regarder les parcours militants qu’on pourrait dire « compréhensive » et qui peut être extrêmement féconde dans le présent.
Convoquer différemment le passé, c’est donc sortir de certaines représentations d’un idéal militant, ne pas le prendre au pied de la lettre si l’on veut.
Deux exemples, toujours à partir d’Andrée Moat. Comme je le disais, à travers les témoignages de ses anciens camarades, cette militante apparaissait comme « LA militante », notamment dans son rapport à la « discipline ». De fait, elle n’a jamais manifesté de dissidence ou de désaccord avec « la ligne ». Mais est-ce à dire qu’elle n’a pas son quant-à-soi, son for intérieur ?
Il s’avère par exemple que l’une des meilleures amies d’Andrée Moat était extrêmement active au sein de la cellule Sorbonne-Lettres du PCF, en 1956, véritable foyer de dissidence d’une partie des intellectuels communistes. Et cette amie lui envoya un très long courrier pour lui donner « sa version » des faits. A lui seul, ce document soulève toute la complexité du rapport subjectif à l’engagement. Tout en s’inscrivant dans le fonctionnement régulier de l’organisation, en participant à la circulation de contenus politiques conformes et en mettant en œuvre « la ligne », les militants sont aussi exposés à des énoncés dissonants ou critiques qui circulent de manière informelle – « infrapolitique » – y compris entre camarades ou entre amis. Même le militant « discipliné » doit négocier et « faire avec » de telles discordances.
Autre aspect, peut-être plus fondamental encore. En tant que femme et travailleuse intellectuelle, Andrée Moat ne correspondait pas à l’idéal majoritairement ouvrier et masculin promu par les organisations où elle militait. Or un détail mérite ici d’être souligné. Dans ses souvenirs, Guy Jacques, océanographe, qui fut son collègue à Roscoff, évoque Andrée Moat « toujours en bleu de travail pour rappeler son appartenance au Parti communiste et à la CGT », tout comme un autre de ses camarades, Gabriel Le Gall témoigne de son éternel « bleu de chauffe ». En adoptant un style vestimentaire chargé de symboles essentiellement ouvriers et masculins, elle semblait presque revendiquer une position singulière, se jouant des normes de son milieu professionnel et déjouant son illégitimité dans la sphère militante et surtout communiste, comme femme et surtout comme intellectuelle.
Pour ma part, et s’agissant d’Andrée Moat elle-même, j’interprète cette anecdote comme l’attitude d’une militante qui perçoit parfaitement certaines inégalités ou certaines hiérarchies informelles, dans la société autant que dans son organisation, autrement dit une militante qui n’est pas dupe et qui ne s’en laisse pas compter. Donc, une militante qui a bien son quant-à-soi.
Par ailleurs, l’anecdote souligne sans doute des points sur lesquels les sensibilités ont indéniablement évolué, autour des enjeux de parité ou de rapports de genre.
Mais je ne vais pas me lancer sur cette question spécifique de l’évolution de la place des femmes dans les organisations militantes.
L’exemple me permettra simplement de conclure sur un dernier point qui me paraît fondamental, celui de l’historicité des modèles militants, c’est-à-dire la manière dont les organisations ou les collectifs militants façonnent des modèles, élaborent ou reprennent leur représentation « idéale » de l’engagement. Le modèle du militant ouvrier, le modèle « traditionnel » que j’ai évoqué en introduction, c’est un modèle historiquement situé et historiquement constitué, qui reposait notamment sur une certaine manière d’affirmer la puissance du collectif ou de l’organisation dans un certain état des rapports (de forces) sociaux et politiques. Mais, dans le même mouvement et pour les mêmes raisons, cette représentation « idéale » est aussi venue faire écran à la réalité ou disons à la complexité de la réalité de l’engagement militant.

Tout en ayant essayé de restreindre ou de me réapproprier le sujet qui m’était proposé j’ai parfaitement conscience d’avoir laissé de côté de nombreux aspects (on pourrait par exemple penser au sujet essentiel des « rétributions du militantisme », etc.). Je compte désormais sur vos compléments et sur vos critiques, ce qui me donnera au moins la satisfaction d’avoir lancé les débats de ce matin. Je vous remercie.

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