Présentation

Alors que le mouvement social contre la réforme des retraites bat son plein, l’IHS CGT vous propose un retour sur les années 1990 et 2000, période marquée par des attaques répétées contre notre système de retraites hérité de l’après-guerre.

Pour cela, quatre syndicalistes, tous acteurs de la période en charge du dossier des retraites, ont été réunis pour une table ronde qui s’est déroulée le 15 décembre dernier, dans les locaux de l’IHS CGT : Jean-Louis Butour, chargé de mission confédéral sur le dossier retraites de 2007 à 2017 ; Mijo Isabey, conseillère confédérale en charge du dossier retraites de 1999 à 2019 ; Jean-Christophe Le Duigou, membre du Bureau confédéral de 1999 à 2009, en charge du dossier retraites et Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT de 1999 à 2013.

Dans ce contexte de lutte, cette table ronde, animée par Daniel Vatant, secrétaire de l’IHS CGT, offre un éclairage utile.

Daniel VatantDans la période 1993-2011, comme auparavant et aussi depuis, la CGT a toujours affirmé que la retraite est un véritable enjeu de société. Pour quelles raisons ? 

Jean-Louis Butour : Au-delà des retraités eux-mêmes, la question de la vie après le travail concerne toute la population, y compris les jeunes. C’est donc un enjeu de société. Et puis en disant cela, la CGT s’inscrit dans l’histoire : celle du projet du Conseil national de la Résistance, de la création de la Sécurité sociale après la Libération, celle des batailles qu’elle a toujours menées. La CGT se positionne donc sur un registre historique, philosophique, politique, et non pas comme les gouvernements successifs qui ont traité le sujet avec une vision exclusivement centrée sur des questions de comptabilité, de gestion, d’équilibre des comptes, prenant ainsi des décisions pas du tout à la hauteur de l’enjeu de société.

Jean-Christophe Le Duigou : En 1945, l’objectif était de faire en sorte que la vie après le travail ne rime pas avec pauvreté. À cette époque, il y avait 4 700 000 salariés ou anciens salariés de plus de 60 ans, mais seuls 1 700 000 bénéficiaient d’un régime de retraite, souvent à dimension professionnelle. La retraite était donc assimilée à une période de difficultés majeures. En trois décennies seulement, la mise en place de la Sécurité sociale a permis d’éradiquer une grande partie de cette pauvreté. La France était ainsi devenue l’un des cinq pays connaissant le plus faible taux de pauvreté parmi les retraités. C’était donc une réussite, même si le montant d’un certain nombre de retraites restait très faible. Après cette période, pour éviter la reconstitution d’une population de retraités pauvres, qui est encore un risque aujourd’hui, il a fallu abonder les ressources du système. En effet, dans un premier temps, l’âge de départ en retraite était calé sur l’espérance de vie moyenne, et un salarié sur deux n’atteignait pas cet âge. Mais au fil du temps, l’écrasante majorité des salariés a pu escompter un temps de retraite significatif.  Il était donc nécessaire de construire un certain nombre de garanties assurant un niveau de vie convenable sur une période relativement longue. Cela s’est fait par la création des régimes de retraite complémentaire et du minimum contributif par rapport à l’indexation sur les salaires. Mais il a toujours fallu batailler contre le durcissement des conditions d’acquisition des droits à la retraite. À la charnière des années 1990-2000, il y avait quatre défis de société à relever : l’allongement de la durée de vie, la dégradation de la situation de l’emploi, la solidarité, et le besoin de renforcement des institutions de retraite, qui étaient éparpillées, fragilisées et étatisées pour une part.

Mijo Isabey : Il est vrai que la première des difficultés majeures était pécuniaire, et que l’on parlait même à une époque de la « retraite des morts » du fait du niveau de l’espérance de vie. Et il faut ajouter que bien souvent, les salariés n’étaient plus en capacité de travailler et aspiraient à une vie autre, une vie nouvelle libérée du travail, un temps libre pour s’épanouir dans d’autres activités. C’est là un autre enjeu de société car les retraités étaient de plus en plus nombreux, avec une espérance de vie plus longue. Et dans le même temps, il y avait une approche différente entre le privé et le public. Les salariés de la Fonction publique ou relevant des régimes spéciaux connaissaient leur régime de retraite, ce qui n’était pas le cas des salariés du privé, pour lesquels ce n’était pas un sujet de préoccupation parce que pour l’essentiel, entre 1945 et 1993, les choses se sont améliorées avec l’abaissement de l’âge légal de 65 à 60 ans, le passage du taux de remplacement de 30 % à 50 %, le rôle des retraites complémentaires…  Les problématiques de la retraite étaient bien une préoccupation des camarades qui siégeaient dans les caisses, surtout à l’ARRCO, mais pas un sujet d’inquiétude pour la plupart des salariés.

Jean-Louis Butour : La différence public / privé dont parle Mijo s’explique très bien : pour les salariés du secteur public ou relevant des régimes spéciaux, c’est l’employeur qui est le gestionnaire de la retraite. Il y a donc un lien direct, une information directe. Dans le privé, c’est différent puisque l’employeur délègue sa gestion aux caisses de retraite (régime général et régime complémentaire). Moins directe, l’information est du même coup moins claire et moins prise en charge par les salariés eux-mêmes.

Mijo Isabey : Oui, et du coup, cela donnait une responsabilité à la CGT qui a organisé dans les années 1990-2000 beaucoup de journées d’étude et de débats pour expliquer le fonctionnement du système, dénoncer les attaques dont il était l’objet, et aussi pour montrer que la retraite est le reflet de la vie active puisque les pensions varient en fonction du salaire que l’on a perçu, du déroulement de carrière que l’on a connu et des conditions de travail que l’on a vécues. Peut-être qu’à l’époque, pour mobiliser, on n’a pas suffisamment mis en évidence le lien étroit entre la retraite et les revendications de la vie active, le fait qu’elle soit le miroir grossissant des inégalités d’une manière générale, et particulièrement de celles qui concernent les femmes. À ce propos, en 2011, la CGT avait demandé à la CNAV une étude sur l’apport financier que représenterait l’égalité des salaires des hommes et des femmes. Ses résultats étaient édifiants : 5,5 milliards de financement supplémentaire à l’horizon 2050, de meilleures pensions pour les femmes ainsi que des économies dans les budgets sociaux. Comment ne pas dire alors que la retraite est un véritable enjeu de société !

Bernard Thibault : Il faut aussi souligner le fait que la reconnaissance du travail et sa place dans la vie sont au cœur de la question des retraites. Pour les salariés, c’est une ligne de négociation potentielle permanente et qui a valu d’autres conquêtes. Je pense par exemple à l’instauration des congés payés. Avant qu’ils existent, il pouvait apparaître totalement aberrant que des travailleurs soient payés à rester chez eux et, pire encore, à aller se promener en bord de mer ou à la campagne pour s’oxygéner. Il en est de même pour la maladie ou les accidents du travail. Il était difficile d’imaginer qu’on paye un salarié qui ne vient pas travailler parce qu’il est malade ou qu’il a subi un accident du travail. On peut dire que c’est toute l’approche politique révolutionnaire de ceux qui ont pensé les systèmes de protection sociale, même s’il y avait auparavant des réponses moins élaborées que la Sécurité sociale mais qui ont pu pour partie inspirer sa création : je pense aux premiers mouvements mutualistes d’entraide, souvent dans un cadre professionnel. La retraite soulève toujours cette question du rapport au travail. Est-ce qu’il est logique comme on l’entend de manière récurrente qu’au motif d’une espérance de vie croissante, on doive travailler plus longtemps ? On se souvient que certains projectionnistes laissaient entendre que si l’espérance de vie continuait mécaniquement de progresser comme dans les années 1990, tout le monde allait attendre 105 où 110 ans, ce qui n’avait aucun sens. On s’aperçoit d’ailleurs aujourd’hui que cette question de la croissance de l’espérance de vie est à relativiser dans la mesure où il n’y a rien d’acquis dans ce domaine. Aujourd’hui, il y a même des pays où elle recule. Qu’un salarié puisse avoir une autre période de sa vie qui ne soit pas accolée au travail après celle qu’il lui a consacrée, c’est un curseur qui renvoie à l’intensité du travail durant sa carrière. Il y a là un fort enjeu. Ensuite, la manière d’atteindre la retraite, les conditions dans lesquelles on y accède, c’est l’objet d’un rapport de forces, de négociations permanentes. On sait aussi qu’il y a plusieurs manières de concevoir un système de retraite : ou bien un système solidaire pour lequel la CGT s’est toujours battue, ou bien un système purement individuel, sur la base de l’épargne de chacun comme cela existe dans certains pays. Il est clair que le choix entre ces deux options contribue grandement à façonner une société. On peut utiliser cette formule : dis-moi le système de protection sociale que tu as, et je te dirai dans quel type de pays tu vis. En tout état de cause, il est incontestable qu’il faut continuer à se battre pour le maintien et l’amélioration de l’architecture et des principes de base du système de retraite que l’on a réussi à préserver jusqu’à présent.

 

Daniel VatantEst-ce que les salariés et plus largement la population percevaient aussi la question des retraites comme un enjeu de société ?

Jean-Louis Butour : D’une certaine manière, on pourrait dire oui. Tous les actifs et retraités qui ont manifesté dans les années 1993-2010 n’auraient sans doute pas formulé strictement les choses ainsi, mais en les incitant à se battre, à manifester contre les attaques lancées sur notre système solidaire, la CGT les a quand même amenés de fait à se positionner sur un enjeu de société, à affirmer leur préférence pour la solidarité, pour la défense des institutions sociales et la gestion collective d’un système par des représentants des salariés.

Jean-Christophe Le Duigou : Deux choses m’ont frappé lorsque j’ai pris la responsabilité du dossier retraites. D’une part, après de premières investigations, j’ai été surpris par le fait que 3/4 des Français interrogés à ce moment-là acceptaient des mises en cause du régime et se disaient prêts à des sacrifices. Nous devions donc mener bataille pour renverser l’opinion publique. Et d’autre part, j’ai constaté que la CGT n’était pas prête pour mener cette bataille-là. On avait les fonctionnaires qui s’occupaient de la retraite des fonctionnaires, les cheminots qui s’occupaient de la retraite des cheminots, etc., et seulement un embryon de coordination dans les services publics. Dans le secteur privé, il y avait des représentants dans les Conseils d’administration, mais sans véritables structures. Il fallait donc mettre en place un collectif confédéral pour prendre en compte la globalité des problèmes, pour développer la formation, la connaissance du système, et pour donner du contenu à la solidarité. Il fallait faire vite et à ce moment-là, en 1993, on a été confrontés à la réforme Balladur. Il n’y avait alors qu’un petit nombre de militants capables de la décrypter.

Bernard Thibault : Peu de militants étaient en effet en état de la décrypter car pendant plusieurs décennies, une fois qu’on arrivait à la retraite, on entrait en quelque sorte dans un autre monde. Et ça ne soulevait plus de problèmes. Grosso modo, les retraites étaient plus ou moins indexées. En termes de pouvoir d’achat, ça suivait à peu près. Pour les salariés, ce n’était pas vraiment un sujet de préoccupation, on parlait principalement du « poteau d’arrivée », qui libérait de l’incertitude liée au travail. La retraite était perçue presque plus confortable que l’activité. Le revirement s’est produit quand les mécaniques d’acquisition des droits ont été remises sur la table. On bute alors à la fois sur une méconnaissance globale, y compris chez les militants, de la manière dont ces droits s’acquièrent. À part les camarades investis dans la gestion d’organismes, très peu sont capables de décrypter le sujet. Il est vrai qu’il y a alors une phase de déstabilisation. Dès lors qu’on n’a pas trop d’arguments pour contester, on ne voit pas trop comment faire autrement.

Mijo Isabey : À propos de la différence de perception entre les salariés du public et ceux du privé, il faut ajouter que ces derniers avaient toujours un peu une épée de Damoclès sur la tête, pouvant se demander combien de temps ils conserveraient leur emploi compte tenu des nombreux licenciements pour diverses raisons. Quand ils arrivaient à la retraite, ils savaient qu’elle « tomberait » tous les mois. Même si elle n’était souvent pas très élevée, cela représentait une stabilité. Mais toutefois, quand le système était attaqué, on entendait souvent des propos du genre : « de toute façon, moi je suis jeune et je n’aurai pas de retraite ». À propos des jeunes, la CGT avait mis en place dans les années 2006-2007 un groupe de travail avec les organisations de jeunesse. Une initiative a été organisée à la CGT, qui a rassemblé 200 jeunes. Nous avons plusieurs fois interpellé le COR pour que les organisations de jeunesse soient auditionnées. Cela s’est concrétisé par la tenue d’un colloque du COR sur le thème  » les jeunes et la retraite  » en décembre 2011.

Jean-Louis Butour : Pour les salariés du privé, l’aspiration à la retraite traduisait aussi en quelque sorte une aspiration à une position statutaire : un droit acquis jusqu’à la fin de ses jours, à l’abri de toute remise en cause, avec un pouvoir d’achat pas forcément élevé mais en tout cas assuré. Et une caractéristique des gouvernements néolibéraux, notamment celui de Macron, c’est un positionnement « anti-statut » d’une manière générale, une hostilité à tout ce qui assure une stabilité, qui plus est quand il y a un coût associé. Quand les salariés du privé voient les attaques multiples contre les statuts, ils perçoivent un peu la même menace à l’égard du système de retraites.

Daniel Vatant : En matière de retraites, on distingue réforme paramétrique et réforme systémique, on oppose répartition et capitalisation… Ce vocabulaire ne mérite-t-il pas d’être précisé ?

Bernard Thibault : Il est vrai que ce vocabulaire mérite d’être précisé, et aujourd’hui encore, car il est utilisé par nombre de commentateurs des questions sociales, sans être forcément explicité, et les salariés ne s’y retrouvent pas toujours. Disons en substance qu’une réforme paramétrique ne touche pas les principes de base du système, mais ajuste les paramètres de sa gestion, par exemple l’âge légal de départ ou la durée de cotisation, tandis qu’une réforme systémique change le modèle. Ce serait le cas si un système dit « par capitalisation », basé sur l’épargne individuelle, remplaçait notre système collectif dit « par répartition » installé dans le cadre de la Sécurité sociale après la Libération. Ces deux principes traduisent en fait deux visions antagonistes de la société. Dans le premier cas on promeut l’individualisme, et dans le second le collectif, la solidarité, qui a d’ailleurs abondamment prouvé son efficacité Cela a toujours été bien entendu le choix de la CGT.

Jean-Louis Butour : La répartition, c’est le principe selon lequel les actifs financent les retraités de leurs contemporains : ceux qui travaillent payent des cotisations qui permettent de financer la retraite de ceux qui ne sont plus en activité. Ils abondent régulièrement une caisse qui, tout aussi régulièrement, finance les retraites. Outre l’aspect solidaire, cela présente un énorme avantage : il n’y a aucun risque d’effondrement financier du système. C’est donc un système solide, qui fonctionne, à l’inverse de celui de la capitalisation qui était en vigueur en France jusqu’en 1946, basé sur l’épargne individuelle et totalement incertain en ce qui concerne le montant de la retraite versé le moment venu.

Jean-Christophe Le Duigou : Il faut toutefois préciser que dans les deux systèmes, répartition ou capitalisation, ce sont toujours les actifs d’une génération qui payent pour la génération précédente.  La différence est que dans le cas de la capitalisation, c’est calé sur la capacité d’épargne, et les droits de prélever sur la richesse crée par la génération suivante sont liés à cette capacité d’épargne tandis que dans le système par répartition, il s’agit de cotisations uniformes, socialisées et obligatoires. Il me semble important de préciser cela car il ne faudrait pas tomber dans une approche qui considérerait que la retraite serait un contrat entre deux générations. Non, c’est simplement la génération suivante qui paye pour la précédente, et c’est une chaîne ininterrompue. Ceci étant, il vrai que la répartition est le système le plus solide, et il n’est pas sans intérêt de comprendre pourquoi le capital, précisément, milite pour la capitalisation. Il s’agit d’un rapport de forces entre capitaux, où l’on estime que la France est désavantagée parce qu’elle n’a pas de fonds de pension et ne peut pas agir sur les marchés financiers de la même manière que les Américains par exemple.

Bernard Thibault : Il faut vraiment avoir en tête l’importance considérable prise par les fonds de pension dans certains pays et les conséquences de cette situation. La recherche par ces fonds d’une rentabilité maximale du capital investi pour pouvoir verser des pensions les amène à faire des investissements de plus en plus spéculatifs. Ils alimentent donc à leur tour une économie internationale qui est de plus en plus spéculative et déconnectée de la production réelle. Et l’on finit par avoir des fonds dits sociaux, qui participent à l’économie la plus perverse, notamment peu soucieuse de l’environnement, et que l’on combat par ailleurs. Ils en sont aujourd’hui amenés, par exemple, à investir dans le pétrole s’il s’avère que c’est le pétrole qui rapporte.

Daniel Vatant : Concrètement, sur la période 1993-2011, quelles ont été les attaques ?

Jean-Christophe Le Duigou : Jusqu’en 1990, les mesures relatives aux retraites consacraient l’octroi de ressources supplémentaires qui permettaient des améliorations. Mais à partir des années 1990, il n’était plus question d’abonder les recettes. C’est le grand virage pris sous Balladur en 1993, avec simultanément la même logique d’attaque sur les régimes complémentaires traduite par les trois accords AGIRC-ARRCO de 1993, 1994 et 1996 combattus par la CGT mais cautionnés par les autres organisations syndicales.

Bernard Thibault : Dans cette période-là, même s’il était très minoritaire, il y avait même un petit mouvement ultra-libéral qui suggérait que l’adhésion à la Sécurité sociale ne soit plus obligatoire mais volontaire, expliquant que la Sécurité sociale avait été créée à une période maintenant révolue et qu’il fallait dorénavant instaurer un système plus « moderne » applicable aussi aux retraites.  On a vu fleurir à cette époque, de la part de divers acteurs, notamment des banques, des publicités proposant des produits personnalisés.

Jean-Louis Butour : Quand on est dans un système par répartition, géré par des paramètres, il est parfaitement normal, sain, inévitable de se poser périodiquement la question de l’évolution de ces paramètres : par exemple est ce que les cotisations suffisent, le nombre d’annuités est-il trop faible ou trop élevé ? Cela fait partie d’un jeu politique récurrent et historiquement de batailles syndicales tout aussi récurrentes. L’option d’une réforme systémique individualisante aurait eu pour conséquence de mettre de côté toutes ces batailles sur les paramètres qui n’auraient eu plus lieu d’être.

Bernard Thibault : Oui, et du même coup le débat de société n’aurait pas lieu puisque tout serait automatique, indexé sur l’activité économique, l’évolution du PIB, tandis que les discussions sur les paramètres permettent ce débat de société. Il est en effet nécessaire de s’interroger régulièrement sur leur pertinence, et d’activer si nécessaire les curseurs qui peuvent l’être concernant en particulier l’âge de départ, la durée de cotisation et le montant des pensions. La CGT a bien souvent formulé elle-même des propositions d’ajustement des paramètres.

Daniel Vatant : Comment les paramètres ont-ils évolué dans la période 1993-2011 ?

Jean-Christophe Le Duigou : La direction du Trésor a prédéterminé les termes du débat en le restreignant à trois paramètres : les ressources, le niveau des pensions et l’âge de départ. La conception de la retraite n’était plus alors que la conception d’un coût, comme celui des salaires. Tout cela assorti des sempiternels propos sur les prélèvements obligatoires considérés comme des charges trop élevées qui pèseraient sur l’activité des entreprises, donc sur l’économie et ne permettant pas de recourir à l’augmentation des recettes comme c’était le cas auparavant, par exemple avec la réforme Boulin du début des années 1970 qui avait amélioré le taux de remplacement. Donc, le paramètre des ressources étant abandonné, on ne pouvait jouer que sur les deux autres : le niveau des pensions et l’âge de départ. Le débat était enfermé dans cet a priori idéologique.

Mijo Isabey : En 1993, pour le secteur privé, il y a eu le passage de la durée de cotisation de 37 ans et demi à 40 ans, avec un calendrier d’étalement. Du point de vue des salaires, au lieu des 10 meilleures années ont été prises en compte les 25 meilleures, ce qui était évidemment défavorable. Une étude a été réalisée pour déterminer sur quels paramètres les économies devaient être faites et de quelle manière : 12 % par le passage des 10 aux 25 meilleures années, 5 % par l’allongement de la durée de cotisation, 63 % par la suppression de l’indexation sur l’inflation et sur les salaires et 20 % par les ressources du Fonds de solidarité vieillesse. Le prétexte était d’améliorer la situation financière du système au motif que le nombre de retraités augmentait du fait de l’allongement de l’espérance de vie. Au niveau revendicatif, l’inconvénient du passage aux 25 meilleures années a été bien compris, surtout pour les femmes qui avaient des carrières moins longues et des salaires plus bas. Mais en revanche, l’impact de l’abandon de l’indexation des retraites sur l’évolution de l’inflation et des salaires a été moins bien compris par l’opinion publique alors que c’était l’élément qui pesait le plus : cela représentait une perte de pouvoir d’achat de 7,2 % en 10 ans pour les plus de 65 ans.

Jean-Christophe Le Duigou : Il y avait un réel problème que l’on n’a pas encore vraiment surmonté : la compréhension du fait qu’il vaut mieux une indexation sur les salaires que sur les prix car elle intègre les gains salariaux liés à l’augmentation de la productivité, alors que l’indexation sur l’inflation ne la prend pas en compte. Mais chez nos interlocuteurs dans les réunions syndicales, dominait l’idée que les salaires perdant du pouvoir d’achat, il valait mieux une indexation sur l’inflation.

Jean-Louis Butour : Oui. Quand on expliquait que sur une longue période, les salaires avaient augmenté plus vite que les prix, ce qui était la vérité statistique, on nous rétorquait que ce n’était pas vrai. Nous nous heurtions à ce sentiment général.

Mijo Isabey : Il est vrai qu’on n’a pas forcément gagné cette bataille-là et que dans les manifestations de l’époque, les slogans portaient beaucoup sur la durée de cotisation pour bénéficier du taux plein, mais jamais sur cette question de l’indexation. Et après la réforme de 1993 qui concernait seulement le secteur privé, il y a eu celle de 2003, qui a fait converger le privé et le public. On a imposé les paramètres du privé aux fonctionnaires et aux salariés relevant des régimes spéciaux.

Jean-Christophe Le Duigou : Il y a aussi un autre phénomène, d’ordre macro-économique, pas bien traité dans le colloque récent du Conseil d’orientation des retraites, qui est celui de l’évolution du pouvoir d’achat des retraites. Après 1993, malgré les amputations, on a continué à voir un progrès dans le pouvoir d’achat moyen des retraites, ceci étant lié pour une part au travail des femmes, bien plus important qu’après la Libération. Les inégalités hommes / femmes en matière de retraite trouvent leurs racines dans une conception de la retraite faite pour le chef de famille qui touchait une pension considérée comme destinée à toute la famille. Mais à partir des années 1990 en particulier, on avait l’effet des femmes ayant travaillé et qui percevaient leur propre pension. Cette accumulation a dissimulé une perte de pouvoir d’achat plus grande que celle que montraient les chiffres.

Bernard Thibault : Pour une organisation interprofessionnelle comme la CGT, l’enjeu est de faire percevoir l’intérêt d’une bataille commune à partir de situations différentes : secteur privé, secteur public, et aussi régimes dits spéciaux qui sont un élément du contrat social historique dans certaines professions. Pour les cheminots par exemple, le régime de retraite est antérieur à la nationalisation de la SNCF. Les compagnies ferroviaires qui ne rémunéraient pas leurs salariés à des niveaux correspondant à la réalité de leur travail par comparaison à d’autres activités avaient besoin d’une main-d’œuvre disponible à des tâches relativement pénibles 365 jours par an. On pourrait dire la même chose pour les mineurs. Les dispositions en matière de retraite et de protection sociale étaient alors des éléments qui rendaient le contrat de travail un peu plus attractif, même si les conditions d’exercice des métiers étaient très difficiles. C’était perçu contre une sorte de contrepartie. Et dans la période 1993-2011, les attaques contre les régimes spéciaux se sont accentuées. Nos interlocuteurs ont fait abstraction de cette dimension historique du contrat de travail pour simplement opposer les différents paramètres de chacun des régimes, comme si toutes choses étaient égales par ailleurs. En rompant les équilibres historiques de ces contrats de travail, on en arrive à des difficultés pour recruter par exemple des conducteurs de trains, de métro, de bus… Au plan syndical, il faut reconnaître qu’on a rencontré une difficulté à faire comprendre que ce qui nous était présenté comme des mesures de justice entre les différents régimes était en fait la volonté de créer un clivage pour diviser. Malgré cela, la popularité du grand mouvement de 1995 nous a montré que tout n’était pas perdu. C’était quand même une remise en cause des régimes spéciaux à laquelle s’ajoutaient des mesures touchant le régime général. Les luttes de 1995 n’ont pas tout réglé, mais elles ont constitué un bon point d’appui pour la suite.

Daniel Vatant : Dans cette période, que s’est-il passé en matière de prise en compte de la pénibilité ?

Mijo Isabey : Pour les retraites du secteur privé, rien n’existait en matière de prise en compte de la pénibilité. Des départs anticipés étaient possibles dans certaines entreprises, mais rien n’était généralisé.

Jean-Christophe Le Duigou : La CGT a construit à cette époque un véritable projet relatif à la pénibilité, en rééquilibrant sa démarche par l’articulation d’un volet prévention et d’un volet réparation dont nous voulions qu’il soit financé par les employeurs pour les inciter à agir pour diminuer la pénibilité. De son côté, privilégiant les départs anticipés avec l’argument des carrières longues prenant en compte la pénibilité, la CFDT n’a pas embrayé sur la bataille contre la pénibilité que menait la CGT. Une vraie campagne avait été menée, avec l’organisation de nombreuses initiatives comme les meetings de Lille et du Zénith à Paris par exemple.

Bernard Thibault : La CGT a vraiment fait bouger à ce moment-là le niveau de prise en compte du sujet pénibilité, tout en faisant reculer les propos opposant public, privé et régimes spéciaux, arguant des prétendus privilèges des uns et des autres alors que la pénibilité se trouve partout. Auparavant, c’était un sujet renvoyé aux professions, aux secteurs. Il fallait le prendre en compte au niveau interprofessionnel.

Mijo Isabey : Nous expliquions aussi que dès lors que l’âge légal de départ à la retraite augmentait, les salariés qui avaient l’espérance de vie la plus faible étaient doublement pénalisés. Se posait donc une question de justice sociale. La lutte a continué et malgré la trahison de la CFDT dans la dernière nuit de négociation, la loi de 2003 a instauré l’obligation de négocier sur l’emploi des seniors et la pénibilité, pour laquelle des critères avaient été établis dont quelques-uns ont malheureusement été remis en cause deux ans plus tard.

Jean-Christophe Le Duigou : Pendant les trois années de négociation, on a bien constaté la forte hostilité du Medef, mais avec toutefois des différences d’approche en son sein. Par exemple, les fédérations du bâtiment et des travaux publics étaient totalement crispées contre tout principe d’accord. Les arbitrages successifs qui ont été rendus nous ont rapproché d’un accord, mais son contenu aurait pu être meilleur sans ces différences d’approche au sein du Medef, d’autant plus que le chef de file de la négociation pour le Medef, rattrapé par les affaires financières de l’UIMM, avait été remplacé par le président de la fédération du bâtiment.

Mijo Isabey : Dans cette négociation, malgré les difficultés, on avait quand même réussi à se mettre d’accord sur la définition de la pénibilité, ce qui n’était pas gagné d’avance car on peut la définir de bien des manières. Par exemple, Il fallait faire prendre en compte le fait que l’on peut être victime de souffrance au travail sans forcément exercer une activité qui soit a priori pénible, mais qui peut le devenir à cause de mauvaises conditions de travail.

Jean-Louis Butour : Il faut aussi souligner le fait qu’on avait entraîné du monde autour de nous. Des universitaires, des sociologues avaient travaillé sur le sujet, ce qui a contribué à donner une certaine solidité à la définition de la pénibilité à laquelle on était parvenus, qui distinguait bien prévention et réparation.

Bernard Thibault : Il faut dire également qu’à l’époque, dans le débat public, on parlait de plus en plus non pas simplement d’espérance de vie, mais d’espérance de vie en bonne santé. C’est une notion importante, puisque rien n’est acquis en matière d’augmentation de l’espérance de vie dont on nous dit qu’elle augmente en quelque sorte de manière mécanique, sans savoir ce qu’il en sera réellement dans l’avenir.

Daniel Vatant : À cette époque, que s’est-il passé sur le registre des retraites complémentaires ?

Jean-Christophe Le Duigou : Le Medef a emboîté le pas au gouvernement après la séquence Balladur. Cela a abouti à trois accords dont le dernier, en 1996, était le plus mauvais car il amorcé une baisse du rendement par différentes astuces techniques, notamment en dissociant les cotisations payées et les pensions versées. C’était une caractéristique des retraites complémentaires qui n’existait pas dans le régime général de la Sécurité sociale. On a joué sur la remontée de l’appel des cotisations réelles pour compenser le besoin de financement des régimes complémentaires mais très vite, on est passé à l’amputation des retraites. On peut aussi se demander pourquoi on approuve un système par points pour les retraites complémentaires alors qu’on en combat le principe par ailleurs. Cela s’explique par l’histoire. Un tel système pour les complémentaires était apparu sans doute plus simple à l’époque et il était aussi la trace des rapports de forces du moment. Mais ceci étant, la solidarité serait également possible dans un système par points.

Daniel Vatant : S’agissant des retraites, au niveau confédéral, la CGT avance en 2009 l’idée de « maison commune des régimes de retraite ». Comment est-elle venue et comment a-t-elle été perçue dans l’organisation ?

Jean-Christophe Le Duigou : Elle est née d’un constat : le besoin de renforcer la solidarité entre les différents régimes existants, sans mettre en cause pour autant leurs spécificités. La compensation entre régimes, certains étant déficitaires et d’autres excédentaires, était devenue illisible et ingérable du fait des manipulations éhontées du ministère des Finances. Il fallait inventer quelque chose qui symbolise et aussi organise la solidarité sur des bases plus transparentes, sur lesquelles la campagne sur le thème des privilégiés n’aurait pas de prise. Les droits des salariés s’étaient éparpillés dans différents régimes et il fallait faciliter le contact de l’usager avec son système de retraite. Cette maison commune serait chargée aussi de centraliser l’information nécessaire pour faciliter la réponse aux besoins. Par exemple, sur la pénibilité, il aurait pu y avoir des points communs entre les différents régimes.

Jean-Louis Butour : L’idée de « maison commune des régimes de retraite » a parfois été perçue comme « maison commune des retraites » et du même coup comme une mise en cause des régimes spéciaux, alors qu’il s’agissait, au contraire, de répondre à la nécessité d’une coordination qui garantisse la préservation des régimes dont les règles spécifiques répondent à des situations spécifiques, et de permette une plus grande transparence et une simplification des démarches des pluri-pensionnés, une amélioration pour toutes et tous des droits conjugaux et familiaux et  la prise en compte de la pénibilité dans tous les régimes. Comme vient de le souligner Jean-Christophe, il y avait également la volonté de redonner la main aux organisations de salariés sur la gestion financière de l’ensemble du système de retraite. La mise en place d’un « collectif retraite » composé de camarades venant de fédérations et d’unions départementales a permis aux militants de diverses origines de comprendre assez vite ce qu’étaient les régimes des uns et des autres. À partir de là, l’idée de maison commune prenait tout son sens et sa pertinence. De surcroît, le fait que le secrétaire général de la CGT participe lui-même aux réunions du collectif lui donnait de l’importance et du même coup de l’efficacité.

Bernard Thibault : On s’était efforcé de donner beaucoup de résonance à ce qu’on faisait, et on avait beaucoup travaillé au plan international. C’est un aspect qui reste à mon avis très important dans la période actuelle, pour la connaissance mutuelle des pratiques, des différentes expériences. Cela peut permettre notamment d’éviter des écueils. Dans la période 1993-2011, des millions de personnes ont participé à tout ou partie des initiatives syndicales sur le dossier des retraites, dont bon nombre n’étaient pas syndiquées. Le soutien était majoritaire dans la population, et c’est toujours le cas aujourd’hui. C’est un point d’appui pour construire les batailles qui sont et seront toujours nécessaires.

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